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jeudi 31 janvier 2013

Les plus belles premières rencontres de la littérature - Gallimard

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« La voix devint de plus en plus étouffée : un mouvement tumultueux fit retentir les boiseries. La victime résistait autant qu’une femme peut résister à quatre hommes. »



« C’était une charmante femme de vingt-cinq à vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez légèrement retroussé, des dents admirables, un teint marbré de rose et d’opale. Là cependant s’arrêtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains étaient blanches, mais sans finesse : les pieds n’annonçaient pas la femme de qualité. Heureusement d’Artagnan n’en était pas encore à se préoccuper de ces détails. »



Les Trois Mousquetaires – Alexandre Dumas



« Elle tremblait si peu que les trois flammes de son chandelier étaient raides comme des pointes de fourche. »



« Angelo pénétra dans un beau salon. Il vit tout de suite son propre reflet dans une grande glace. Il avait une barbe de huit jours et de longues rayures de sueur noirâtre sur tout le visage. Sa chemise en lambeaux sur ses bras nus et sa poitrine couverte de poils noirs, ses culottes poussiéreuses et où restaient les traces de plâtre de son passage à travers la lucarne, ses bas déchirés d’où dépassaient des arpions assez sauvages composaient un personnage fort regrettable. Il n’avait plus pour lui que ses yeux qui donnaient toujours cependant des feux aimables. »



« -Je m’excuse, dit Angelo d’une voix étranglée.

-Les temps ne sont plus aux excuses, dit-elle.

Que faites-vous debout ? Si vous voulez vraiment me rassurer, comportez-vous de façon rassurante. Assoyez-vous. »

Docilement, Angelo posa la pointe de ses fesses au bord d’un fauteuil mirobolant. »



« J’ai fouillé de fond en comble la maison où le choléra sec avait étendu entre deux portes cette femme aux beaux cheveux d’or. Celle-ci est plus brune que la nuit mais le choléra sec est terriblement foudroyant et l’on a même pas le temps d’appeler. »



Le Hussard sur le toit – Jean Giono



« Le Père Finnegan, à la belle chevelure argentée, monta en chaire et engloba du regard les quelques affligés assemblés aux premiers rangs. »



« -Un saint triste… il y a incompatibilité entre ces deux termes, ne trouvez-vous pas ?

-Mon Dieu… oui, fit Harold, qui se sentait sur des charbons ardents. »



« Quand elle souriait, ses fines pattes d’oie faisaient paraître ses yeux plus étincelants et plus bleus encore. »



« Appuyant sur le champignon, elle démarra à faire gémir les pneus qui déjà sentaient le caoutchouc brûlé, dévala la rue et disparut au prochain tournant. Mais on percevait encore dans le lointain ses bruyants changements de vitesse.

Harold resta cloué sur place, interdit lui aussi.

Le Père Finnegan qui, posté sur le porche de l’église, avait assisté à ce départ foudroyant, dit à la cantonade :

-Cette dame vient tout simplement de s’approprier ma voiture. »



Harold et Maude – Colin Higgins



« GUIDO : Oh regarde ! La vache noire donne du café. La blanche donne du lait, la noire du café. »



« Dans le pigeonnier, une jeune femme a été piquée par une guêpe, précisément au-dessus de la tête de Guido. Elle perd l’équilibre et tombe dans les bras de Guido, tandis que les pigeons s’envolent en faisant un bruit assourdissant. Tous deux roulent au sol, à même la paille. Elle se retrouve sur lui, elle porte un petit masque en voilage sur son visage. »



« GUIDO : Mais où sommes-nous donc ? Mais c’est un endroit magnifique : les pigeons volent, les femmes vous tombent du ciel ! Je m’établis ici ! »



La vie est belle – Roberto Benigni et Vincenzo Cerami



« Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur. »



« Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître—l’amour le plus physique—sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début—rempli par l’admiration qu’inspire la beauté—, pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu,—là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un pour l’autre—, nous avons assez l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où elle nous attend. »



Un amour de Swann – Marcel Proust



« La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.

Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée… »



« Césarée, c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat. Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… »



Aurélien – Aragon



« de nouveau ce fut le sourire noir où luisaient deux canines. »



« En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importances, mes pareils d’autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d’elle-même, et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle c’est vous. »



« O l’élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s’est accroché à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d’un baiser sur une glace, et c’était elle, elle à jamais. Dites-moi fou mais croyez-moi. »



« Hantise d’elle, jour après jour, depuis le soir de destin. O elle, tous les charmes, ô l’élancée et merveilleuse de visage, ô ses yeux de brume piqués d’or, ses yeux trop écartés, ô ses commissures pensantes et sa lèvre lourde de pitié et d’intelligence, ô elle que j’aime. O son sourire d’arriérée lorsque, dissimulé derrière les rideaux de sa chambre, je la regardais et la connaissais en ses folies, alpiniste de l’Himalaya en béret écossais à plume de coq, reine des bêtes d’un carton sorties, comme moi de ses ridicules jouissant, ô ma géniale et ma sœur, à moi seul destinée et pour moi conçue, et bénie soit ta mère, ô ta beauté me confond, ô tendre folie et effrayante joie lorsque tu me regardes, ivre quand tu me regardes, ô nuit, ô amour de moi en moi sans cesse enclose et sans cesse de moi sortie et contemplée et de nouveau pliée et en mon cœur enfermée et gardée, ô elle dans mes sommeils, tendre complice dans mes sommeils, ô elle dont j’écris el nom avec mon doigt sur de l’air ou, dans mes solitudes, sur une feuille, et alors je retourne le nom mais j’en garde les lettres et je les mêle, et j’en fais des noms tahitiens, nom de tous ses charmes, Rianea, Eniraa, Raneia, Aneira, Neiraa, Niaera, Ireana, Enaira, tous les noms de mon amour.

O elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et ms rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j’aime et j’aime celle que j’aime, et qui m’aimera car je l’aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, celle qui peut d’amour aimer un crapaud, et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendrai l’heure de la revoir et je me ferai beau pour lui plaire, et je me raserai de si près pour lui plaire, et je me baignerai, me baignerai longtemps pour que le temps passe plus vite, et tout le temps penser à elle, et bientôt ce sera l’heure, ô merveille, ô chants dans l’auto qui vers elle me ménera, vers elle qui m’attendra, vers les longs cils étoilés, ô son regard tout à l’heure lorsque j’arriverai, elle sur le seuil m’attendant, élancée et de blanc vêtue, prête et belle pour moi, prête et craignant d’abîmer sa beauté si je tarde, et allant voir sa beauté dans la glace, voir si sa beauté est toujours là et parfaite, et puis revenant sur le seuil et m’attendant en amour, émouvante sur le seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô jeunesse revenue, ô merveille lorsque je serai devant elle, ô son regard, ô notre amour, et elle s’inclinera sur ma main, paysanne devenue, ô merveille de son baiser sur ma main, et elle relèvera la tête et nos regards s’aimeront et nous sourirons et nous sourirons de tant nous aimer, toi et moi, et gloire à Dieu. »



Belle du Seigneur – Albert Cohen



« Sa main était moite. Je déteste serrer la main des gens qui transpirent, même pour dire bonjour en vitesse, je déteste. Mais pas la sienne. J’ai dit qu’elle l’essuyait sur sa robe. N’importe qui d’autre, en faisant ça, m’aurait dégoûté. Mais pas elle. Sa main humide était celle d’un bébé qui a chaud, elle me rapprochait de quelque chose que j’ai toujours aimé, je ne sais pas quoi, quelque chose qui est dans les bébés et les enfants, et qui vous fait penser à vous, à votre père et à son piano mécanique pourri, qui vous rappelle au milieu d’une danse que vous et vos frères, vous n’êtes pas allés sous les fenêtres du Crédit Municipal pour leur jouer Roses de Picardie – oui, je sais ce que je veux dire : quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qui est bien ou ce qui est mal, mais qui peut aussi sûrement vous conduire où j’en suis que faire pleurer une bonne fois un Verdier à grosses larmes et l’empêcher d’être un pauvre type. »



L’été meutrier – Sébastien Japrisot



« Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. »



Les Fleurs du Mal – Charles Baudelaire



« Je marchais toujours derrière Mrs. Haze quand, au-delà de la salle à manger, jaillit soudain une explosion de verdure - "la piazza!" chanta mon guide, et subitement, au dépourvu, une longue vague bleue roula sous mon c?ur et là, à demi nue sur une natte inondée de soleil, s'agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour de la Riviera qui m'observait par-dessus ses lunettes noires. C'était la même enfant - les mêmes épaules graciles aux reflets de miel, le même dos souple et soyeux et nu, la même chevelure châtaine. Le foulard noir à pois qui ceignait son torse cachait à mes yeux de simien sénescent, mais non point aux regards d'une mémoire toujours vivace, les seins juvéniles que j'avais caressés un jour immortel. Et, telle la nourrice d'une petite princesse de conte de fées (disparue, enlevée et découverte enfin, dans des haillons de bohémienne à travers lesquels sa nudité sourit au roi et à ses lévriers), je reconnus sur son flanc le signe bistre d'un minuscule grain de beauté. Hagard et extasié (le roi pleurant de bonheur, les trompes sonnant en fanfare, la nourrice ivre morte), je revis l'adorable courbe rétractile de son abdomen, où s'étaient jadis recueillies mes lèvres descendantes, et ces hanches enfantines où j'avais embrassé l'empreinte crénelée laissée par l'élastique de son short - dans la fièvre de cette ultime et impérissable journée, derrière les Roches Roses. Les vingt-quatre années que j'avais vécues depuis se fondirent jusqu'à n'être plus qu'une flammèche imperceptible, qui palpita un instant et s'éteignit. »


« Ce que je veux souligner, c’est que ma découverte de cette fille était la conséquence fatale de cette « principauté au bord de la mer » dans mon passé tourmenté. Tout ce qui s’était passé entre les deux évènements n’avait été qu’une série de tâtonnements et de bourdes, des rudiments de joies factices. »


Lolita – Vladimir Nabokov


« Et, dans une des vitrines, il y a le programme d’une pièce jouée dans le théâtre de l’hôtel (?) le 20 novembre 1896 : Le Petit Ministre, par J.-M. Barrie, avec dans le rôle principal une actrice du nom d’Elise McKenna. A côté du programme, il y a son protrait ; elle a le visage le plus extraordinairement beau que j’aie vu de ma vie.

Je suis tombé amoureux d’elle.

C’est tout à fait moi, ça. Trente-six ans, de passades en feux de paille, une vie semée de liaisons imitant l’amour. Mais rien de vrai, rien de solide. Et voilà qu’ayant attendu d’être atteint d’une maladie incurable, je me mets en devoir de tomber enfin amoureux d’une femme qui est morte depuis une bonne vingtaine d’années.

Qui dit mieux ? »


« Mais… ô mon âme, j’ai comme le sentiment d’être la victime d’une mauvaise plaisanterie teintée de sadisme. Je n’ai nullement le désir de m’apitoyer sur mon sort, mais, grands Dieux ! – jouer à pile ou face, rouler pendant presque deux cents kilomètres jusqu’à une ville où je n’ai jamais mis les pieds, prendre une autoroute sur un coup de tête, traverser un pont pour trouver un hôtel dont j’ignorais l’existence, y trouver la photo d’une femme décédée depuis longtemps et, pour la première fois de ma vie, avoir un coup de foudre ? Qu’est ce que Mary dit tout le temps ? C’est plus que le cœur ne peut en supporter ? Exactement mon sentiment. »


Le jeune homme, la mort et le temps – Richard Matheson


« Elle, elle est restée celle du livre, petite, maigre, hardie, difficile à attraper le sens, difficile à dire qui c’est, moins belle qu’il n’en paraît, pauvre, fille de pauvres, ancêtres pauvres, fermiers, cordonniers, première en français, tout le temps partout et détestant la France, inconsolable du pays natal et d’enfance, crachant la viande rouge des steaks occidentaux, amoureuse des hommes faibles, sexuelle comme pas rencontré encore. Folle de lire, de voir, insolente, libre. »


L’Amant de la Chine du Nord – Marguerite Duras


« Tout avait toujours la même propreté miteuse et exhalait toujours la même odeur de produits de nettoyage, mêlée parfois à une odeur de choux ou de haricots, de friture ou de lessive. Des autres occupants de l’immeuble, je ne connus autre chose que ces odeurs, que les paillassons devant les portes et que les noms sous les boutons de sonnette. Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré un autre locataire dans l’escalier. »


« Ses bras nus étaient pâles. Ses gestes, pour soulever le fer à repasser, le diriger, le reposer, puis pour plier les pièces de linge et les poser, étaient lents et réfléchis, comme était lente et réfléchie sa façon de se mouvoir, de se pencher, de se redresser. Sur son visage d’alors sont venus se poser, dans ma mémoire, ses visages ultérieurs. Quand je veux l’évoquer devant mes yeux telle qu’elle était alors, elle apparaît sans visage. Il faut que je le reconstitue. Front haut, pommettes hautes, yeux bleu clair, lèvres pleines aux courbes régulières sans rupture, menton fort. Un beau visage dessiné à grands traits, rude et féminin. Je sais que je le trouvais beau. Mais je ne vois pas sa beauté devant moi. »


Le liseur – Bernard Schlink


« Tou à coup,

sans bouger le moins du monde,

cette jeune fille

ouvrit les yeux.

Hervé Joncour ne s’arrêta pas de parler mais baissa instinctivement les yeux vers elle, et ce qu’il vit, sans s’arrêter de parler, c’était que ces yeux-là navaient pas une forme orientale, et qu’ils étiaent avec une intensité déconcertante, pointés sur lui. »


Soie – Alessandro Baricco
 

« sa piqûre irritait ma chair à tel point que j’en pâlissais, et d’autre part je sentais son onction bienfaisante. »


Le Roman de la Rose – Guillaume de Lorris



« JULIETTE : Il y a de la religion dans vos baisers. »


Roméo et Juliette – William Shakespeare


« Mon mal vient de plus loin. A pein au fils d’Egée »


Phèdre – Jean Racine


« Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. »


« Leurs yeux se rencontrèrent. »


L’Education sentimentale – Gustave Flaubert


« Ses dents étaient blanches dans son visage brun, et sa peau et ses yeux étaient du même brun doré. Elle avait les pommettes hautes, les yeux gais, et une bouche droite aux lèvres charnues. Ses cheveux avaient la couleur d’or bruni d’un champ de blé brûlé par le soleil, mais ils étaient coupés si court qu’ils faisaient penser au pelage d’un castor. Elle sourit en regardant Robert Jordan, leva sa main brune et se la passa sur la tête, aplatissant ses cheveux qui se redressaient ensuite à mesure. Elle a un beau visage, pensa Robert Jordan. Elle serait très belle si on ne l’avait pas tondue. »


« Le lapin au vin rouge était garni d’oignons, de poivrons et de pois chiches. Il était bien préparé, la chair se détachait d’elle-même des os, et la sauce était délicieuse. »


« Robert Jordan épongea devant lui la dernière goutte de sauce avec un bout de pain, empila les os de lapin sur le côté, épongea la sauce qui restait à l’endroit où ces os se trouvaient tout d’abord, puis il essuya sa fourchette avec du pain, essuya son couteau, le replia et avala le pain. Il se pencha pour remplir sa tasse de vin. La jeune fille le regardait toujours. »


Pour qui sonne le glas – Ernest Hemingway


« Les Américains ont du mal à regarder une Noire en face, surtout si elle est belle, vous n’avez pas remarqué cela ? »


« Puis, elle ôte son manteau, pose le sac sur une table et fait des gestes rapides et brusques comme pour se débarrasser d’un nuage qui flotterait autour d’elle. »


« Nous nous regardons. Elle respire plus serré, comme moi. Je vois dans ses yeux cette lueur un peu folle, cet éclat doré qui se dilate dans la prunelle marron et qui m’avait frappé dès qu’elle était apparue dans l’entrebâillement de la porte de la chambre à coucher. Elle entrouvre ses lèvres en un sourire qui n’a plus rien de commun avec tous ceux qui précédèrent, un peu triste et fané, comme si elle avait déjà vécu tout cela. »


L’étudiant étranger – Philippe Labro



« Elle était accoudée à la traverse de la fenêtre… »


L’Abyssin – Jean-Christophe Rufin


« C’est contre le crime d’amour que se font tous les crimes. Facile à vérifier, et pourtant personne ne le dit.


Passion fixe – Philippe Sollers




Lovecraft: Le dernier puritain - Cédric Monget

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« sa nature revendiquée de WASP, de White Anlgo-Saxon Protestant ; sa correspondance immense (40 000 ? 60 000 lettres ?) ; bien sûr, sa vocation pour l’écriture. On sait moins qu’il a voyagé aussi souvent que ses faibles moyens financiers le lui ont permis ; qu’il a eu une vie sociale intense lors des années par ailleurs très dures, de New York (1924-1926) ; son amour des chats et des glaces, pour tout dire, des petits plaisirs de la vie ; en somme, qu’il a vécu comme un homme de son temps, et pas seulement comme un gentleman enfermé dans sa tour d’ivoire de Providence Plantations, RI. » (5)

« Si Lovecraft n’était pas un philosophe, il avait néanmoins une philosophie, S.T. Joshi, son biographe, l’a montré, et cette philosophie se confondait avec le fait qu’il était profondément matérialiste et athée. Son matérialisme était des plus (5) stricts. Cela signifiait trois choses. La première est qu’il croyait à la généralité et à l’universalité des lois régissant la causalité. La seconde, qui découle de la précédente, est que ce qui est à l’origine de l’événement est sa cause, non son but. Il n’y a donc pas de finalité. La troisième et dernière est que, tout répondant à la même loi de causalité, tout est de la même et unique substance. Lovecraft est donc moniste. »

« En effet, l’athéisme de Loevcraft découle tout autant de son rejet violent des religions existantes. Il leur reproche en premier lieu d’être des inventions de l’homme primitif et pense que le progrès aurait du avoir raison d’elles – du moins auprès des personnes instruites. Plus spécifiquement il refuse le christianisme, sa religion natale, qu’il accuse d’avoir assassiné la civilisation romaine et d’être étrangère à la race à laquelle il se considère appartenir, la race aryenne. »

« C’est pour cela que l’on peut paradoxalement évoquer un christianisme de Lovecraft et même voir en Lovecraft un puritain – un puritain athée, certes – et qu’on en trouve trace, notamment dans sa vie privée. »

« La nature foncière de l’horreur lovecraftienne est d’être athée et c’est cela qui la rend si originale et si actuelle malgré son âge. » (6)

« Lovecraft découvre l’astronomie en 1902. C’est l’une des deux découvertes les plus poignantes de sa vie, révèle-t-il dans « La confession d’un incroyant », un texte autobiographique de 1922. »

« Il la découvre dans de vieux livres appartenant à sa grand-mère maternelle, Robie Phillips. Rapidement, il se constitue un bibliothèque personnelle sur le sujet et se fait offrir en 1906, un télescope Bardon de 3 pouces à 50$, une belle somme pour l’époque. Il le gardera toute sa vie. » (8)

« Il connaît (8), en effet, à l’âge de 18 ans, un écroulement nerveux qui l’oblige à renoncer à entrer à l’université. Il souhaitait s’y inscrire pour suivre des cours lui permettant de devenir astronome professionnel. »

« Lovecraft souffrait en effet d’un niveau en mathématique insuffisant pour suivre le parcours universitaire de l’astronome professionnel. »

« L ‘astrologie et l’astronomie sont mère et fille et la première a protégé la seconde et l’a élevée. Certes, l’astrologie est une « pseudo-science » et un système faux et ridicule », mais son origine est légitime et son utilité dans les premiers temps, hors de discussion. Les peuples dans leur enfance ont décelé des corrélations entre la position des astres et les événements terrestres. » (9)

« De là sont nées à la fois l’astrologie et la religion. Et, de la croyance en l’astrologie, est venue la nécessité de connaître scientifiquement le mouvement des astres, l’astronomie. »

« La genèse des astres ne le laisse pas indifférent d’autant qu’elle a des implications métaphysiques qui jouent un rôle non négligeable dans la forme prise par sa fiction. En effet, sa philosophie personnelle, qu’il nommait lui-même indifférentisme, et que le présent ouvrage se donne pour but de définir en partie, impliquait, dans un premier temps, l’extrêmes pluralité des mondes. » (10)

« Cette généralité des mondes habitables, et par conséquent potentiellement habités, venait du fait que Lovecraft croyait dans sa jeunesse à la théorie nébulaire laplacienne comme explication de la création des planètes. »

« Voilà de quoi, pour Lovecraft, rabattre l’orgueil de l’homme qui se croit spécialement et intentionnellement créé par un Dieu bienveillant et satisfait de sa création. 
Cependant, quelques années plus tard, Lovecraft renonce à cette théorie. Il fait notamment état de cet abandon dans une lettre à Woodburn Harris datée du 25 février – 1er mars 1929. La théorie en question a en effet été remise en question par Thomas Chamberlin et Forest Moulton dès 1905. » (11)

« Ainsi écrit-il à Nils Frome le 8 février 1937 : (…) Au lieu de nous lamenter sur notre insignifiance, contentons-nous de ce que nous avons, cultivons notre curiosité intellectuelle par l’étude et développons notre sens esthétique par l’imagination et la création artistique. »

« Pour l’univers, la vie humaine n’est rien ; pour l’homme, elle est tout et cela doit le contenter. Ecartelé entre deux vérités qui paraissent contradictoires, Lovecraft semble manquer de cohérence. » (12)

« Viendra un jour où, dans la nuit des soleils éteints, erreront des planètes glacées. Cette vision n’est pas exactement scientifique car l’entropie ne consiste pas en une glaciation de l’univers, mais en sa disparition. Elle reste néanmoins celle de Lovecraft et le vocabulaire qu’il emploie pour en rendre compte n’est pas sans évoquer les meilleurs moments de sa fiction. »

« Le panthéisme est, selon la formule de Schopenhauer, un athéisme poli et Lovecraft était un athée tout ce qu’il y a de plus poli. Il était le plus souvent respectueux à l’égard des religions car il voyait en elles le garant de l’ordre social… »

« On sait que la plupart des « dieux » lovecraftiens ne sont rien d’autre que des créatures extraterrestres que seul un savoir impie rend supérieures aux humains. » (13)

« Un panthéisme dont la fonction narrative est d’établir la scène neutre, car absolument dénuée de finalité, d’une pièce de théâtre tragique où s’agitent sans but les hommes et les extraterrestres, les seconds broyant les premiers, mais n’étant pas à l’abri d’être broyés à leur tour par plus grand qu’eux. »

« Le cosmos est donc la scène indifférente où se joue la tragédie de la vie. Cette pièce que joue le vivant est le drame du struggle for life darwinien. »

« En cela, il est tout à fait de son époque. Le darwinisme de Lovecraft tient donc plus de Haeckel que de Darwin lui-même. » (14)

« Lovecraft fait de la théorie darwinienne elle-même le mécanisme provoquant l’horreur chez le lecteur. » (15)

« L’horreur (16) que veut communiquer Lovecraft est celle d’une science qui découvre la nature animale de l’homme et le fait que tous les hommes sont cousins du fait d’une origine simienne commune. »

« L’homme n’est pas l’animal familier du vieil homme à barbe blanche qu’il nomme son père et qui est son Dieu. Il est un animal parmi d’autres, fût-il blanc, faut-il rajouter pour comprendre Lovecraft et ses lecteurs. Placé dans le flux aveugle de l’évolution, c’est-à-dire de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle, l’homme apparaît indigne des plans que l’on prête à Dieu le concernant. »

«Créature de la nature, l’homme a encore une dignité : celle de tous les êtres. C’est certainement pour le rabaisser plus encore que Lovecraft a écrit Les montagnes hallucinées, mais ce n’est certainement pas la seule raison, nous y reviendrons. Ce court roman écrit en 1931, mais publié seulement en 1936 dans Astounding Stories – Weird Tales l’avait refusé car la jugeant trop long-, est le récit a posteriori d’une expédition en Antarctique. William Dyer, le narrateur, met en (17) garde les instigateurs d’une nouvelle expédition antarctique et leur demande de renoncer à celle-ci à cause de ce qu’ils pourraient trouver au-delà des montagnes hallucinées, cette formidable chaîne plus élevée que l’Himalaya découverte par son équipe.
Voici les grandes lignes de ce récit. En 1930, William Dyer a dirigé une expédition d’explorations polaire pour le compte de l’Université Miskatonic d’Arkham. Il s’agissait d’une mission géologique en Antarctique. Sans entrer dans les détails d’une histoire assez complexe et longue- le texte lui-même fait plus de 41 000 mots dans la version originale- il est important de préciser que l’expédition aboutit à quatre découvertes. La première, qui coûte la vie à plusieurs membres de la race des Anciens dont certains s’«éveillent » de leur congélation. L’expédition sera en effet scindée en deux groupes dont l’un, sous la responsabilité du professeur Lake, s’était aventurée plus à l’ouest, découvrant ainsi les montagnes hallucinées et, non loin d’elles, quatorze êtres dont les huit semblaient en bon état de conservation ; les six autres étant abîmés. Ces Anciens (Old Ones ou Elder Things) sont des créatures mi-animales mi végétales dont la description évoque plus, par la symétrie radiale qui est la leur, certaines pages des Kunstformen der Natur d’Haeckel que la tératologie traditionnelle. Exposées au soleil, les créatures intactes ont repris vie et, soit de leur propre initiative, soit en réaction à l’attaque des chiens qui leur étaient très violemment hostiles, massacrent les hommes et les chiens à l’exception d’un représentant de chaque espèce emporté dans un but que l’on devine scientifique. 
Ekphrasis spenglérienne
La seconde des découvertes est relative à l’histoire des Anciens. Dyer et Danforth dépassent en avion, lors d’un vol de reconnaissance, les fameuses montagnes hallucinées, montagnes gigantesques au pied desquelles les corps des Anciens ont été découverts. Au-delà, se révèle à eux une immense cité. En l’explorant, ils mettent à jour des bas-reliefs racontant l’histoire des Anciens. C’est une vaste fresque historique (17) que Lovecraft nous dévoile, non sans une certaine maladresse, d’ailleurs. En effet, même en considérant l’extrême talent des Anciens et qu’il s’agit là d’un récit fait a posteriori et élaboré en large partie à la lumière de la lecture d’ouvrages rapportant certains faits convergents- on songe au Necronomicon-, on ne peut qu’être surpris de la quantité d’informations réunies d’après la vision rapide (au plus, cinq heures- de simples bas-reliefs.
L’histoire des Anciens est celle de la grandeur d’une civilisation et de son déclin. Lecteur d’Oswald Spengler, Lovecraft ne partage pas entièrement sa vision biologisée de l’histoire des civilisations. Cependant, Lovecraft prête au narrateur une vision assez proche de celle de Spengler. Dyer fait donc le récit de l’histoire de la civilisation des Anciens sur le mode biologique. Elle naît, vit, atteint son acmé puis meurt de vieillesse comme le ferait un être vivant. L’évolution de cette civilisation trouve un écho dans son art. Ainsi donc, Dyer et Danforth, en lisant l’histoire des Anciens au travers des bas-reliefs, constatent le déclin de la civilisation de ces derniers dans son ensemble par celui des qualités artistiques de la statuaire. Lovecraft parle de façon flagrante de « murs décadents » et il prête aux Anciens de l’époque tardive la même attitude que celle de Constantin pillant les œuvres d’art de l’âge classique pour orner sa ville, Constantinople. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de réutiliser ce que l’on est désormais incapable de créer.
Cependant, à l’instar de Rome, la civilisation des Anciens n’est pas morte de sa belle mort, elle a été assassinée. En effet, pour satisfaire à ses besoins de main-d’œuvre, les Anciens ont créée une race d’être polymorphes, capable d’obéir aux impulsions psychiques de leurs maîtres et de prendre la forme souhaitée pour accomplir telle ou telle tâche. Grâce à ces êtres nommés shoggoths, les Anciens ont pu bâtir d’immenses cités sous la mer. Avec le temps, ces shoggoths ont acquis un cerveau semi-permanent et se sont révoltés. Matés dans un premier temps, ils finissent par l’emporter sur les Anciens comme Dyer et Danforth le soupçonnent tout d’abord en voyant que les bas-reliefs deviennent de « détestables palimpsestes » où l’art tardif des Anciens de la décadence est recouvert de gravures essentiellement décoratives et convention-(19)nelles relevant d’un art dégénéré, grossier, prétentieux dont le lecteur devine que les auteurs sont les shoggoths eux-mêmes.
Pour comprendre la pleine signification de ce changement artistique il faut de nouveau se tourner vers Spengler et l’une de ses métaphores. Il existe en minéralogie un processus appelé pseudomorphose par substitution. Il désigne le remplacement d’une substance par un autre sans que la structure de la première ne soit en rien modifiée. Chez Spengler, la pseudomorphose est une métaphore explicative du maintien des formes externes d’une civilisation alors que celle-ci change radicalement dans son cœur même. Les shoggoths, qui furent les esclaves des Anciens, ont remplacé ceux-ci, mais continuent à vivre dans les mêmes murs qu’eux (comme des bernard-l’hermite), dans leur propre cité, pratiquant sans raison un art qui singe le leur. »

« Création de la science des Anciens, puis se retournant contre eux, les shoggoths illustrent la nature faustienne ou prométhéenne de la science. (20) »

« Les Anciens sont nos frères dans la science, mais ils sont aussi nos pères par la science, et c’est là la troisième découverte. »

« Il faut voir là une mise en garde politique et, au-delà, métaphysique. Ces shoggoths, ces esclaves qui se glissent dans la coquille vide d’une civilisation disparue, sont bien évidemment une allégorie tout à la fois des noirs américains, mais aussi des non-anglo-saxons qui viennent s’installer sur le sol des Etats-Unis. Ces derniers sont dans New York comme les shoggoths sont dans la cité des Anciens. Il singent, ils imitent, mais ils ne sont en rien dans la continuité de ce qui a précédé. Dans la lutte désespérée pour la vie dans un monde sans Dieu où la puissance est de droit, les plus forts- Anciens, Occidentaux- doivent parfois être protégésdes plus faibles- shoggoths, noirs, immigrés- qui par leur nombre et leur absence de libido sciendi se révèlent des concurrents farouches. 
La découverte finale- la quatrième- d’un shoggoth vivant dans les ruines de la cité des Anciens témoigne de cette vérité profonde que l’on doit à Nietzsche selon laquelle il faut parfois protéger le plus fort du plus faible. (21) »

« Les montagnes hallucinées nous rappellent que le darwinisme athée de Lovecraft est fondamentalement raciste et qu’il est risqué de le penser en passant cela sous silence soit par ignorance, soit à dessein. (22). »

« La vision que Lovecraft a de la naissance et de l’évolution des religions est purement anthropologique car, « même les mouvements religieux de premier plan ont leur histoire secrète- généralement de nature matérialiste » écrit-il en 1921 dans In Defense of Dagon. Cette lecture matérialiste de l’histoire des religions n’est pas foncièrement originale et l’on devine sans mal que Lovecraft est un connaisseur de Fraser. »

« Cependant, Lovecraft ne voit pas dans la peur la cause unique des religions. Il en voit au contraire plusieurs dont il s’ouvre à Long dans une lettre du 22 novembre 1930. Il y a aussi l’émerveillement face à l’inconnu, ce qu’il appelle la perversion érotique et, bien évidemment, l’incapacité de penser la causalité en dehors de l’intentionnalité. Il faut ajouter à cela le sommeil et le rêve. Le sommeil, identifié à la mort, laisse croire que celle-ci peut n’être que passagère et le rêve fait deviner l’existence d’un arrière-monde que l’on interprète à tort comme réel et objectif, et non subjectif et strictement relatif au rêveur. Enfin, le sommeil et le rêve entraînent une vision dualiste où l’âme est distincte du corps et capable d’accéder à un autre monde : celui que le rêve dévoile momentanément. (23) »

« Dans la philosophie classique domine l’interprétation aristotélicienne de la causalité qui voit à chaque conséquence quatre causes : ma cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et, enfin, la cause finale. Cette dernière était pour Aristote particulièrement importante. Il l’appelait télos et c’est d’elle que vient l’idée que la causalité a un sens. Or, chez Lovecraft, la causalité est purement mécanique. (24) »

« D’ailleurs, le fameux distique que l’on trouve dans le Necronomicon : « N’est pas mort ce qui à jamais dort/ Et au long des siècles, peut mourir même la mort » dit par son ambiguïté et son caractère décevant toute la distance qui nous sépare, nous autres humains, de ce que nous appellons Cthulhu sans vraiment arriver à prononcer ce mot et encore moins à concevoir de qui ou de quoi il s’agit réellement. 
Les cultes qui peuplent les récits de Lovecraft ont tous en commun de surintérpréter anthropologiquement les signes qu’ils croient percevoir dans les actes des entités qu’ils adorent. Mais le mécanisme est exactement celui du barbare qui surintérpréte les phénomènes naturels en leur prêtant une volonté analogue à celle de l’homme. En cela, la fiction de Lovecraft fait doublement œuvre de démythologisation. D’une part, elle se démythologise elle-même en démontrant que des cultes que l’ont croit rendus à des êtres surnaturels ne sont rien d’autre que des malentendus presque bouffons avec des extraterrestres ; d’autre part, elle démythologise toutes les religions en montrant comment elles naissent de la sur-interprétation de ce qui est perçu au travers d’une lecture qui voit en la volonté de l’homme la mesure de toute chose. (25) »

« Cependant, en prenant en compte les phénomènes naturels, les religions ont un rapport profond  à la réalité. Plus généralement, les religions se fondent sur la Nature et, en cela, elles entérinent, souvent de façon empirique, l’application de lois naturelles. Ainsi, par exemple, la contrainte morale que l’on retrouve au sein de la plupart des religions ne fait que prendre en compte cette loi quasi-scientifique qui veut que la maximalisation du plaisir passe par la modération. Dans « The Poe-et’s Nightmare », Lovecraft cite Terence à ce sujet : « l’excès est toujours cause de désordre ». Les religions ne sont donc pas absurdes, notamment dans leurs aspects moraux, bien au contraire. »

« Comme nous l’avons vu, Lovecraft découvre la culture gréco-latine à l’âge de six ans. C’est l’un des évènements fondateurs de sa formation intellectuelle. (26) »

« Il est amusant de noter que Lovecraft reproduit dans sa biographie le cheminement qu’il prête à la civilisation occidentale. »

« La lecture spenglérienne qu’il prête au narrateur des Montagnes hallucinées s’accommoderait assez bien d’un tel glissement entre biographie, philosophie et fiction. Les civilisations sont comme les hommes, elles ont une enfance dans laquelle elles connaissent la croyance simple et directe à des dieux visibles dans les phénomènes de la nature, puis vient l’âge adulte où, avec les peurs de l’enfance, le besoin de croire s’est envolé, ensuite, vient la vieillesse où la proximité de la mort peut incliner certains à renouer avec la foi de leur enfance, mais sans la naïveté originelle.  (27) »

« En somme, ce qui séduit Lovecraft en Rome, c’est son degré supérieur d’organisation et sa capacité à l’imposer aux autres, mais aussi, certainement, sa vision conformiste de la pratique religieuse, respectée plus au nom de la tradition et du bon goût plus que par crainte des dieux. (29) »

« Lovecraft, en lecteur de Margaret Murray et de Sir James Fraser, croyait que des cultes archaïques pré-aryens avaient subsisté, malgré la christianisation, au sein de certaines communautés rurales. (32) »

« Certes, Lovecraft est resté toute sa vie favorable au régime de l’Allemagne nazie et à son dirigeant, « der Schön Adolf », comme il l’appelle dans une lettre à Alfred Galpin datée du 25 juillet 1934, en revanche, son désaccord sur la façon dont l’Allemagne traitait les Juifs n’était pas causé par son seul refus de la violence. L’antisémitisme de Lovecraft, pour partager son origine avec l’antisémitisme nazi, diffère de lui sur de nombreux points. En cela, il se rapproche d’un autre antisémitisme, allemand lui aussi, mais plus philosophique et spirituel, celui de penseurs conservateurs comme Spengler ou Heidegger. »

« Lovecraft est un homme de la culture qui privilégie cette dernière, c’est-à-dire l’acquis, sur l’inné, même s’il n’ignore pas l’importance de ce qui est hérité. (34) »

« De plus, il voit à la fin de sa vie la religion comme étant un obstacle à des changement sociaux nécessaires. (36) »

« Il a cru, dans sa jeunesse, que seule l’aristocratie pouvait défendre ce qui comptait vraiment pour lui. Il pense à la fin de sa vie que c’est l’organisation étatique de l’économie qui peut préserver le type de domination qu’il affectionne et qui est « le seul enthousiasme politique ou social que j’ai » comme il écrit dans la même lettre. »

« Pour lui, en effet, il est parfaitement possible de fonder la morale et les mœurs sur autre chose que sur la transcendance comme nous l’avons vu plus haut. (37) »

« L’adhésion de Lovecraft au mythe courant à l’époque de la race aryenne est mâtinée chez lui, comme chez beaucoup d’autres, d’une lecture superficielle de Nietzsche. (38) »

« En effet, pour Lovecraft la guerre a une double légitimité philosophique. D’une part, elle est naturelle : « toute vie est lutte et combat ». D’autre part, elle est esthétique comme l’exprime Lovecraft, dans une lettre à James Ferdinand Norton datée du 10 février 1923… »

« Le nietzschéisme de Lovecraft est donc essentiellement rhétorique puisque le passage à l’acte de l’engagement militaire a avorté. (39) »

« le dieux païens sont supérieurs au Dieu des Chrétiens, cela ne fait aucun doute pour Lovecraft. Ils sont supérieurs esthétiquement et moralement en ce qu’ils ne s’opposent pas aux vertus naturelles des aryens. »

« L’athéisme de Lovecraft n’est en aucun cas un athéisme revendicatif et prosélythe. (40) »

« A fortiori, il condamne la propagande antireligieuse du système soviétique. Pour lui, elle ne vaut pas mieux- et même plutôt moins- que l’endoctrinement religieux. Lovecraft est un athée, mais un athée qui respecte la tradition, dans laquelle il s’inscrit. (41) »

« Car, pour lui, le catholicisme est étranger à la tradition américaine. Il voit, d’ailleurs, d’un mauvais œil l’immigration des Canadiens français comme celle des Italiens en Nouvelle-Angleterre, car, comme il l’écrit à sa tante Lilian le 11 janvier 1926, les immigrés européens « formeront une culture catholique romaine distincte et hostile à la nôtre. » (42) »

« Mais si l’univers est absurde, nos vies ne le sont-elles pas aussi et, dans ce cas, à quoi bon vivre ? Cette double question Lovecraft se l’est posée et y a réfléchi avec une rare acuité depuis son plus jeune âge, lorsque la découverte des immensités cosmiques, grâce à l’astronomie, lui a fait perdre sa naïve fois dans les divinités agrestes du paganisme hellénique et romain.  (44) »

« Certes, il voyait dans la mort l’arrêt de toutes les souffrances, mais elle est aussi une séparation définitive car il n’y a nul paradis où se retrouvent ceux qui se sont aimés. »

« Il est mort le 15 mars 1937, mais le 11, il faisait encore par écrit des observations sur son état. Il suit et décrit pas à pas l’avancement du cancer des intestins qui finit par l’emporter. (48) »

« Certes, il voyait sans doute dans le socialisme national de Roosevelt l’élément organisationnel qui manquait à la société, mai sil est douteux qu’il se soit imaginé en bénéficiaire des changements qu’il supposait pouvoir s’opérer. Au contraire, l’immigration incessante continuait à constituer, pour lui, plus qu’une menace, un danger pour le monde tel qu’il l’avait connu. (49) »

« Borné d’un côté par le journalisme amateur et de l’autre par le journal Weird Tales, entre la déjà vieille fiction gothique et la toute nouvelle science-fiction (on disait alors scientifiction), c’est dans un tout petit domaine que Lovcraft s’est imposé tout d’abord par des fictions gothiques ou oniriques inspirées de Poe et de (50) Dunsany puis par des fictions  beaucoup plus personnelles qui se rapportent à la weird science et à la science fiction. »

« Il n’est ni absurde ni arbitraire de séparer la carrière littéraire de Lovecraft en deux parties. Le tournant se faisant avec l’écriture de « L’appel de Cthulhu » en 1926, qui se différenciait des nouvelles antérieures par l’absence totale de surnaturel et par la dimension cosmique des implications du récit. (51) »

« Il y a dans la littérature d’horreur une école qui veut que l’anormal se glisse de façon subreptice et presque indécelable afin de créer un climat où ma normalité est subvertie de l’intérieur. (52)»

« Le lieu de l’horreur lovecraftienne n’est pas l’esprit du protagoniste, mais le monde dans lequel il vit et où cette horreur se déploie matériellement. Elle est radicalement externe, elle n’est en rien psychologique. (52) »

« Seuls les phénomènes importaient vraiment pour Lovecraft. Les êtres humains ne sont présents dans ses histoires que pour en rendre compte par leur mort ou par leur folie. Ils sont des martyrs au sens étymologique, ils sont des témoins. (55)»

« La folie n’est jamais à l’origine de l’horreur, elle en est une conséquence seconde, presque anecdotique au niveau choisi par l’auteur. Quelle importance peut avoir la folie d’un homme ou même sa mort à l’échelle d’un drame cosmique ? Car l’échelle de l’horreur lovecraftienne est cosmique. (55) »

« En vérité, cette fiction provoque l’horreur de deux façons convergentes qu’il nous appartient de distinguer. Il y a à la fois la question de l’homme par rapport aux autres entités qui hantent les pages des nouvelles de Lovecraft et aussi celle de l’être humain dans un mond où règne l’absence de cause finale et donc d’économie salvifique. » (56)

« Ainsi, la Grand’Race de Yith (« Dans l’abîme du temps ») ou les Anciens (Les montagnes hallucinées) sont résolument d’un autre ordre que les formes de vie existantes sur notre planète. Souvenons-nous, dans Les montagnes hallucinées, du trouble de Lake incapable de classer les Anciens entre le règne végétal et le règne animal.
Des deux races que nous venons de citer, l’homme n’est pas le contemporain. Il se heurte donc à elles que dans des conditions exceptionnelles que racontent ces deux grands textes que sont Les montagnes hallucinées et « Dans l’abîme du temps ». Dans le premier de ces deux récits, c’est la découverte accidentelle d’un groupe d’Anciens conservés par la glace qui entraîne leur retour à la vie avec les suites que l’on a décrites plus haut. Ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est que la violence des Anciens est à la fois seconde- le premier sang à couler est le leur, pas celui des hommes – et très humaine en fin de compte. Paradoxalement, c’est la dissection du « pauvre Gedney », en ce qu’elle témoigne d’une libido sciendi qui semble tout à fait humaine, qui pousse Dyer à les considérer comme des hommes à leur façon. D’ailleurs, hommes et Anciens se retrouvent quasiment sur un pied d’égalité face à la menace des shoggoths. Le rapport à cette création artificielle de la vie par les Anciens est strictement celui de la prédation et ce sont les Anciens et les hommes qui sont les proies… Cette création démontre l’hubris des Anciens. Une démesure qui leur a coûté d’être finalement supplantés dans leurs propres cités sous-marines par leurs anciens esclaves les shoggoths et sur la terre par ceux qu’ils ont crées par jeu ou par accident, les hommes. 
« Dans l’abîme du temps » nous offre un récit situé sur une toute autre échelle de temps que Les montagnes hallucinées. Avant l’homme, avant même les Anciens, la Terre a connu le règne de la Grand’Race de Yith. Celle-ci, sans être bienveillante, ne nous est en rien hostile. Elle ne porte atteinte à la santé mentale du narrateur Nathaniel Peaslee qu’en l’exposant  indirectement et involontairement à un trop grand savoir. Le drame que vit le personnage principal est qu’il se souvient, malgré l’effacement théorique de sa mémoire, d’avoir eu accès à une parcelle du savoir de cette race extraterrestre qui avait pris possession de son corps en échangeant son esprit avec celui d’un des siens. Nathaniel Peaslee est donc une perte collatérale dans un plan plus vaste qui est l’enquête méthodique que mène la Grand’Race sur l’histoire de toutes les civilisations ayant vécu sur Terre.
Si l’homme n’est pas contemporain des Anciens ou de la Grand’Race de Yith, il l’est en revanche de Ceux du Dehors. Ce peuple venu de Yuggoth, c’est-à-dire de Pluton (découverte en 1930), n’est présent sur Terre que pour exploiter en secret certaines ressources minières. » (57)

« Cependant si les rapports des hommes avec ces trois races sont à penser sur le mode de la terreur et de la folie, il n’e s’agit aucunement de haine. » (58)

« Les premiers traîtres à la race humaine de la fiction lovecraftienne se rencontrent dans « L’appel de Cthulhu ». Il s’agit des adorateurs de Cthulhu que l’inspecteur Legrasse arrête alors qu’ils se livrent à un de leurs rites orgiaques, « plus diabolique que le plus noir de tous ceux pratiqués dans les milieux africains », dans un marais de Louisiane. » (58)

« Une fois la color line franchie, plus rien n’arrête l’hybridation et la différence entre le métissage d’un blanc avec un noir et celui d’un homme avec un de Ceux des profondeurs comme dans « Le cauchemar d’Innsmouth » n’est pour Lovecraft pas de nature, mais de degré.
D’ailleurs, le dégoût légitime à l’égard des hybrides d’hommes et de Ceux des profondeurs habitant Innsmouth est, dans l’ignorance de cette hybridation, interprété et justifié comme une simple préjugé racial. » (58-59)

« Mais avec « L’appel de Cthulhu » et, surtout, avec « Le cauchemar d’Innsmouth », le recours à l’état d’exception est illustré et défendu par Lovecraft au travers de sa fiction, Ainsi, dans la première de ces deux nouvelles, le fait que seuls deux adorateurs de Cthulhu soient pendus indique que les preuves ou que l’état mental de tous les autres n’ont pas permis de les condamner, Néanmoins ils sont privés de liberté puisque internés dans un cadre psychiatrique. Or, celui-ci déroge par définition du droit commun puisqu’il laisse aux savants (comme ceux qui décident de la destruction de la momie dans « Faits concernant feu Arthur Jermyn ») le droit d’enfermer ceux qui tombent sous leur juridiction. » (59-60)

« Peut-être le modèle des évènements d’Innsmouth est-il à chercher du côté de ce qui s’est passé à Malaga Island en 1912 et dont Lovecraft avait sûrement eu vent. Sur cette petite île du Maine subsistait depuis la fin de la guerre entre les Etats en 1865 une communauté de métis (blancs, noirs, indiens) échappant à l’administration et à la bureacratie. A la fois par humanitarisme et par hygiènisme, la communauté a été dispersée par la force et en dehors du cadre légal sous l’impulsion du gouverneur de l’époque, le démocrate Frederick W. Plaisted. Là, comme à Innsmouth, il s’agit de défaire une communauté métisse et hors norme. Mais bien sûr, dans la fiction de Lovecraft, le métissage se fait avec des entités d’origine extraterrestre et la méthode de liquidation est autrement plus brutale, On ne peut néanmoins s’empêcher de faire le parallèle. De même, il est difficile de ne pas voir une allusion à la politique raciale allemande dans le fait de Ceux des profondeurs craignent la swastika… » (60)

«La souillure que constitue l’hybridation d’un homme avec ce quasi-dieu est trop grande. Il faut l’éradiquer en en détruisant les preuves vivantes que sont les hybrides eux-mêmes. » (60)

« La nature de l’horreur lovecraftienne est tout d’abord dans l’absence totale d’instance supérieure. Nous sommes seuls face à nos prédateurs dans le grand struggle for life cosmique. Il y a une sorte d’amère théodicée athée chez Lovecraft. Elle fait découler le mal de la lutte pour la survie et de la compétition sexuelle (avec Ceux des profondeurs, avec Yog-Sothoth lui-même…), c’est-à-dire de l’idée même de vie telle qu’on la sait être dans sa réalité au moins depuis Darwin. » (61-62)

« L’horreurr lovecraftienne est donc, en premier lieu, dans l’absence de Dieu, mais en second lieu et c’est cela qui compte peut-être le plus, dans la conscience de cette absence. Car après tout, en la matière, la croyance fausse, c’est-à-dire l’âge des ténèbres, suffit presque pour échapper au pire. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », comme l’écrivait René Char, et ce soleil dissipe les ténèbres protectrices. Cette déchirure du rideau du Temple de la Création nous dévoile qu’il n’y a ni créateur ni juge, car la théodicée athée de Lovecraft est résolument exempte de téléologie. » (62)

« Les personnages de Lovecraft – la critique a souvent insisté sur ce point – ne semblent ressentir véritablement la peur, et donc commencer à se montrer prudent, que beaucoup trop tard. Ils sont comme aveugles au danger. C’est qu’ils ne peuvent avoir peur de ce qui leur reste encore inconnu. Il faut que l’inconnu se dévoile à eux pour que les héros lovecraftiens ressentent enfin la peur et sombrent dans la folie ou attendent l’oubli miséricordieux que seule la mort pourra leur apporter. Et ce qui se révèle est toujours identique dans l’esprit de Lovecraft. Il s’agit d’annoncer à l’homme la mauvaise nouvelle qu’il n’est qu’un animal parmi tant d’autres – y compris extraterrestres – et qu’il n’est pas nécessairement au sommet de la chaîne alimentaire ; que la seule loi est celle du plus fort et qu’il n’y a pas de Dieu pour rendre une autre justice que celle qui naît dans l’immanence d’un struggle for life cosmique. » (64)

« Dans ses fictions, Lovecraft témoigne souvent d’un savoir ésotérique et fait fréquemment référence à l’occultisme, à la magie (noire le plus souvent) mais aussi à la théosophie. » (65)

« Le cas le plus frappant est le Necronomicon. Ce livre imaginaire a même fait l’objet d’un historique écrit par Lovecraft en 1927 et pris au sérieux par certains. L’invention était, d’ailleurs, trop belle pour ne pas être exploitée en couvrant de son nom bien des essais littéraires qui prétendaient, parfois sérieusement, être de véritables traductions de l’ouvrage de l’arabe fou Abdul Alhazred. Il en va ainsi du fameux Necronomicon de Simon publié en 1977 en vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.
Il faut reconnaître que Lovecraft a su jouer de l’ésotérisme et de l’occultisme comme peu d’auteurs de littérature d’horreur. Il a su les intégrer dans ses histoires en leur donnant une dimension bien supérieure à leur propre prétention. Il leur a, pour tout dire, donne une dimension cosmique. En effet, Lovecraft remplace les forces cachées et surnaturelles qui sont supposées être l’objet de la connaissance occultiste ou ésotérique par des forces naturelles, physiques, mais extraterrestres. C’est un des coups de génie de Lovecraft et c’est l’une de ses inventions qui a eu le plus grand impact.
En effet, si l’on en croit The Cult of Alien Gods de Jason Calavito, la théorie – très en vogue dans les années 1960-70- selon laquelle certains mystères supposés de l’histoire s’expliqueraient par la visite d’extraterrestres à des époques très reculées, trouverait son origine dans la fiction de Lovecraft. » (66)

« La thèse de Calavito explique lepassage d’une invention littéraire à une croyance partagée par des millions de gens aujourd’hui. Elle établit un lien indirect entre les écrits le Lovecraft et l’ouvrage qui a popularisé l’idée en 1968, Erinnerungen an die Zunkuft : Ungelöste Rätsel der Vergangenheit d’Erich von Däniken. Cet ouvrage est plus connu sous son titre anglais, Chariots of the Gods. » (66)

« Le matin des magiciens fait passer de la fiction lovecraftienne à la supposition historique la conceptions d’une origine extraterrestre des savoirs les plus étonnants et des réalisations humaines les plus inexpliquées. » (66)

« Pire, alors que pour Lovecraft cette origine avait pour rôle dans sa fiction de rabaisser l’orgueil humain, chez les tenants de cette pseudo-science, de Heaven’s Gate à Raël, elle démontre au contraire l’exceptionnalité de l’homme. Les extraterrestres jouent alors le même rôle que le Dieu des Chrétiens. » (67)

« Le moyen de connaître le créateur n’est plus alors la théologie, mais la science commune. Seulement, c’est une science trompeuse qui n’a que le badigeon du matérialisme, car elle est tautologique et a pour point de départ ce qu’elle veut démontrer. Cette subversion de la science – du même type que ce que l’on trouve chez les créationnistes, d’ailleurs -, qui fait rentrer Dieu et la téléologie par la petite porte, apparaît certainement aux yeux de l’athée Lovecraft, s’il était encore en vie, comme un crime inexpiable contre l’intelligence. » (67)

« Certes, il est bien connu que dans le courant des années 1930 il se réclame du socialisme et qu’il se rallie au New Deal de F.D. Roosevelt. De là, beaucoup veulent inférer qu’il a cessé d’être conservateur et raciste. » (70)

Lovecraft : Le dernier puritain – Cédric Monget