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samedi 29 septembre 2012

La pension Marguerite - Metin Arditi

« Tout ira bien à Paris, lui avait dit Rose. »

« L’odeur du pain bien grillé le plongea dans le plaisir. Il anticipa le crissement de la mie brune sous le couteau, la petite cascade de miel qu’il laisserait inégale sur la couche de beurre, histoire de créer la surprise dans le palais, et pour finir le bruit de la tartine craquant sous la dent. »

« Il ressentit un plaisir secret d’avoir été si poli. Il détestait donner dans le flou. »

«Une lettre couvrait la pile, deux pages tapées à la machine sur un modèle ancien, constellées de corrections manuscrites. »

« la recherche d’identité est une activité de chaque être et de chaque instant. »

« Il avait vécu la mort de sa mère les yeux secs. »

« Mais le bruit était bien là. Au do, la corde de sol laissait échapper un petit gémissement. C’était un son étouffé, à peine perceptible. Le chagrin enfoui d’un enfant qui serait allé chercher sa peine au fin fond de la maison.
-Tu n’es pas sûr ?
-Si, je crois, En tout cas le bruit est là.
-Tu paniques ?
-Non. Un peu.
-Tu veux que je vienne ?
-Tu peux ?
-Ca fait longtemps que tu ne me l’as pas demandé…
-Je sais. Viens. »

« M. Zoltan, pensionnaire violoniste. Il lui avait appris à réciter une comptine hongroise bourrée de ö :
Öt Török öt Görögöt
dögönyöz örökös
örömök között. (Cinq Turcs se battent contre cinq Grecs dans une joie éternelle. »

« J’ai grandi, craintive, passive, à ne pas m’interroger sur les événements. A ne jamais leur répondre par un élan. Si on m’avait dit : C’est chouette, sois heureuse, vas-y, je n’aurai pas su. »

« Ma mère. L’abnégation. Un concentré d’abnégation. »

« Paule et moi, nous étions des pauvres déguisées en riches. Ca sautait aux yeux. Belles robes et accessoires branlants. Paule et son châle hideux, moi des chaussures trop grandes, pas assorties, on aurait dit Daisy Duck. »

« Un jour que nous sortions de la pièce, la prof de français dit en souriant, mi-figue, mi-raisin : ‘C’était vraiment très piano, votre morceau.’ »

« Mon père était mort pour la patrie. On meurt de ça ? »

« Fin juillet, Laurence se fiance sans crier gare. A vingt-neuf ans, on n’hésite plus. »

« Posséder une bonne technique, ce n’est pas forcément un handicap, c’est comme bien connaître une langue. Cela permet de mieux exprimer des sentiments… »

« Aldo avait accueilli la solitude de l’internat avec intelligence. Il savait qu’elle seule pouvait l’aider à découvrir son violon jusque dans son intimité. »

« Aldo avait vingt et un ans. Elle en avait dix de plus. Il pensa au corps de Rose. Il traverse le temps se dit-il. »

« Rose avait les cheveux gris, un corps de sportive, une douceur triste dans le regard et dans les gestes. Une belle femme sans âge. »

« Rose préparait son doctorat en musicologie. Il était à portée de main. Une vie sereine, au milieu de livres, de musique, d’étudiants beaux et heureux. Une vie où tout semblait un rêve. Où tout était un rêve. Un mari comme dans les revues. Attentionné, calme. Chercheur en physique. Affectueux. Absent au lit, mais quelle importance ? Est-ce qu’on peut tout avoir dans la vie ? Franchement ? Surtout quand on a une fillette comme dans ces histoires qu’on ne peut croire tant elles sont belles, une fillette au regard fort et grave, fixé sur celui de sa mère, qui disait : ‘J’ai tout compris, maman. Je suis là, maman. ‘ Un regard de grande, qui comprenait tout. Qui rassurait Rose. Rose qui défaillait de plaisir à la laver, la coiffer, l’habiller, qui pouvait tout lui dire, comme à une grande. »

« -Pardon, dit Aldo, je ne voulais pas être indiscret.
-C’est le destin qui a été indiscret, pas vous. Il s’est faufilé dans ma vie comme un serpent. Il m’a mordue. »

« Rose était toujours sans âge. Une allure de jeune fille et des cheveux presque blancs. Une femme blessée à la peau fraîche. »

« L’échec d’Aldo lui avait donné le seul instant d’assurance qu’elle pouvait se rappeler. »

« Elle est rassurée. Contente d’avoir eu un peu mal, d’avoir un peu souffert. D’avoir été utile. Pas comblée. Simplement contente de vivre un lien si fort qu’il en rend d’autres inutiles. Ou impossibles. »

« C’est ça le bonheur ? Jouir à répétition ? Il me dit : je crois que c’est avoir de l’appétit. Comme les deux Turcs. Ils avaient la force. Il fait une pause, je sens qu’il réfléchit, et puis : Au fond, peut-être que le bonheur, c’est d’avoir envie de courir derrière le bonheur. »

« Il y a dans l’air quelque chose de magique. Chaque matin le bonheur. Ca me gifle. Dès que je sors, j’ai l’impression d’avoir de l’avance sur la vie. Je marche très vite. »

« Üsküdara giderirken altimda bir yagmur,
Kâtibimin setresi uzun, etegi çamur.  (En allant à Scutari, je suis pris par la pluie. La redingote de mon secrétaire est si longue que l’étoffe en est toute boueuse. )
Plus tard ils m’ont appris la chanson. J’aimais ces sons qui venaient du fin fond de la gorge, des sons vrais. »

« Presque personne n’est artiste dans sa vie. Presque chacun peut le devenir. Il dit qu’être artiste, c’est vouloir partager ses émotions. Mois je dis : ‘J’ai aucun talent. Il répond : Il faut de la technique, oui. Le reste, c’est le cœur. Le talent c’est ce qui vient du cœur. C’est ce qui te porte vers l’autre, si tu veux vraiment partager. Sinon c’est pas la peine. »

« La ventriloquie, c’est un travail de contorsionniste. Ce n’est pas les muscles des jambes ou des bras, c’est ceux de la gorge, c’est tout. La partie arrière de la langue recule. Là où les muscles se contractent, en bourrelets, tu crées une nouvelle bouche, dans la gorge. ‘Tutto qui.’ »

« Elle avait le regard du matin. »

« C’est ça aimer, pensa Aldo. Ne rien dire. Etre là. Quelques notes d’une musique de Kodàly un matin de chagrin. »

« Rose avait fait luthière comme d’autres font cuisinières militaires. Pour avoir un endroit où aller. »

« Vivre, c’est oublier. »

La pension Marguerite – Metin Arditi

dimanche 23 septembre 2012

Socrate Jésus Bouddha: Trois maîtres de vie - Frédéric Lenoir

« La lecture des dialogues de Platon fut une véritable révélation. Socrate y parlait de la connaissance de soi, de la recherche du vrai, du beau, du bien, de l’immortalité de l’âme. Il abordait sans détours des questions qui me taraudaient. Et il le faisait d’une manière qui me paraissait convaincante, à l’inverse des réponses toutes faites et insatisfaisantes du catéchisme de mon enfance. »

« le père de la philosophie morale a déjà forgé la méthode qui lui est propre, fondée sur le questionnement de son interlocuteur, que l’on appelera la « maïeutique », ou l’art d’accoucher. »

« Parallèlement aux prêtres, ordonnateurs de la relation aux dieux, une catégorie de penseurs a émergé. Ces penseurs-là ne sont pas apparus à Athènes, la principale cité où se concentrent les éléments du pouvoir, mais dans les zones périphériques, sur la côte méditerranéenne de l’Asie Mineure, en particulier dans la région de Milet, dans l’actuelle Turquie, où Thalès (v. 625-v. 547) puis son disciple Anaximène (v.585-v.525) tentent d’apporter des réponses « rationnelles », c’est-à-dire fondées sur la connaissance empirique, aux questions métaphysiques.
Très vite, ceux que l’on n’appelle pas encore « les philosophes », mais plutôt « les physiciens », parviennent au constat que l’univers forme un tout et que la connaissance du monde passe d’abord par celle de l’homme : « Il faut s’étudier soi-même et tout apprendre par soi-même », affirme ainsi Héraclite (v.540-v.450), le penseur d’Ephèse, ville située à proximité de Milet. »

« Vers 499 avant notre ère, les cités ioniennes, dont la plus prospère était Milet, se révoltent contre le joug perse et sollicitent l’aide d’Athènes. C’est ainsi qu’à l’issue des deux guerres médiques, les Athéniens prendront le contrôle, vers 479, des îles de la mer Egée, et organiseront peu après la ligue dite de Délos, sorte de congrès auquel participent des représentants de toutes les cités grecques. Une armée et une monnaie unique sont mises en place, et, progressivement, Athènes, qui préside cette ligue, inféode les autres cités. Elle n’est pas gouvernée par un roi, mais par une assemblée de dix stratèges représentant les grandes familles, élus chaque année par l’assemblée du peuple. En cas de guerre, un stratège est désigné par l’assemblée pour assurer le commandement suprême. Périclès, élu quinze fois stratège, est devenu l’un des hommes politiques les plus influents d’Athènes- au point que l’on surnomme cette période « le siècle de Périclès ». »

« Alors que la tradition bouddhiste a toujours affirmé que Siddhârta n’était qu’un homme, elle a laissé de lui une image lisse, impassible, surhumaine et donc presque inhumaine. A l’inverse, alors que la tradition chrétienne a fait de Jésus un être surnaturel, à la fois Dieu et homme, les Evangiles le montrent comme un être profondément humain qui éprouve – parfois jusqu’aux larmes – des émotions telles que la tristesse et la joie, la lassitude et l’élan, la compassion et la colère. Saisissant paradoxe ! »

« Tel est l’art socratique de la maïeutique, du grec maieutikè, littéralement « art de faire accoucher ». En se référant à sa mère, la sage-femme Phénarète, Socrate explique ainsi son « métier » à Théétète dans le dialogue platonicien du même nom : « Mon art d’accoucher comprend toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes mais il diffère du leur en ce qu’il délivre des hommes et non des femmes, et qu’il surveille leurs âmes en travail et non leurs corps » (150b). Il insiste sur l’aspect technique de son travail, niant jusqu’à la possibilité, pour lui, de prétendre à aucun savoir sur la sagesse : « Je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu’on m’a fait d’interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité. La raison, la voici : c’est que le dieu me contrait d’accoucher les autres, mais il ne m’a pas permis d’engendrer » (150c). »

« Jésus est mort pour avoir témoigné jusqu’au bout de la vérité qu’il est venu apporter. C’est sans doute la raison pour laquelle sa parole, comme celle de Socrate, sonne encore si juste et semble si vivante, deux mille ans après sa mort. »

« Jésus réaffirme avec force, alors qu’il est lui-même victime d’une haine aveugle, que le pardon est au-dessus de tout. Il rappelle aussi, à la suite de Socrate, que l’ignorance est la cause véritable de tous les maux. »

« Cette mort, pourtant, a sans doute contribué à sa renommée. Tous les philosophes qui succèderont à Socrate feront référence à lui soit pour appuyer ses idées, les développer ou s’en inspirer, soit pour les critiquer et les combattre. Socrate est considéré comme le père de la philosophie parce qu’il a su orienter la vie humaine vers la quête de la vérité et de la sagesse. Pour lui, la réalisation de cette quête n’est possible que par les efforts de la raison et par l’introspection. Il est devenu le prototype du « sage », celui qui sait se dominer et mettre en cohérence ses paroles et ses actes. Il a exercé une influence considérable non seulement sur la plupart des philosophes grecs et romains de l’Antiquité, mais aussi parmi les théologiens juifs, chrétiens et musulmans du Moyen Age. Il a marqué et continue d’inspirer nombre de penseurs modernes, de Montaigne à Foucault en passant par Rousseau ou Nietzsche. On peut affirmer qu’il a été la clé de voûte de la pensée humaniste qui a forgé l’Occident. »

« Socrate montre une chose capitale : il existe, pour un philosophe, deux registres du savoir- le savoir proprement rationnel (on dirait aujourd’hi scientifique- et un savoir qui peut dépasser le cadre strict de la raison pour relever aussi d’autres sphères comme celles de la foi, de l’intuition, du sentiment ou même de la tradition. Dans le premier cas, on pourra parler de « certitudes ». Dans le second, on parlera plutôt, comme le fera Montaigne, d’ « intimes convictions ». Un philosophe acquiert par les seuls efforts de la raison un savoir qui lui donne des certitudes sur lui-même, sur l’homme et sur le monde ; ce savoir-là et universel. Il acquiert également des connaissances non certaines, car partiellement fondées en raison, mais inspirées aussi par d’autres sources, et qui deviennent des intimes convictions. Celles-ci peuvent éclairer sa vie et la nourrir. Ce savoir est vrai pour celui qui y adhère sans qu’il s’agisse pour autant d’une vérité universelle. L’enseignement socratique sur l’immortalité de l’âme relève typiquement de ce second registre. »

« Au-delà des divergences d’appréciation entre le Bouddha, Socrate et Jésus sur le devenir de l’être humain après la mort, leur enseignement converge sur le fait que nos actions présentes auront des conséquences dans une existence future. Une telle perspective peut avoir des répercussions importantes dans la manière de concevoir notre vie, dans nos choix éthiques, dans la perspective que  nous avons de nous-mêmes. A moins d’avoir la foi, nous ne pouvons avoir aucune certitude rationnelle sur l’existence d’un au-delà ou de mondes invisibles. Mais comme le rappelle avec humour Socrate bien avant le fameux pari de Pascal, il n’y a rien à perdre à vivre selon une telle conviction. A moins évidemment qu’elle ne paralyse notre vie ici-bas, qu’elle ne l’enferme dans la peur ou le fatalisme et la rende mortifère. Mais ce n’est certes pas ainsi qu’on vécu nos trois sages. »

« Les disciples de Socrate en étaient bien conscients. D’où leur désespoir, alors qu’il gît sur ce qui sera quelques heures plus tard son lit de mort : « Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon enchanteur, puisque tu vas nous quitter ? » Et Socrate de leur livrer cette inoubliable réponse que nous pouvons encore aujourd’hui faire nôtre : « La Grèce est grande, et l’on y trouve un grand nombre de personnes habiles. Et il y a bien des pays étrangers : il faut les parcourir tous, et les interroger pour trouver cet enchanteur, sans épargner ni travail ni dépense. Il n’y a rien à quoi vous puissiez employer votre fortune plus utilement. Et puis, il faut aussi que vous le cherchiez parmi vous. Car vous ne trouverez peut-être plus personne plus capable de faire ces enchantements que vous-mêmes. (Phédron, 78a). »

« Autrement dit, tout est souffrance, et il est illusoire de vouloir trouver dans la vie un bonheur permanent. Ce constat se veut objectif et lucide. Il ne s’agit pas d’un pessimisme existentiel, mais de la première étape sur la voie de la libération. En reconnaissant ce premier principe, l’individu effectue le premier pas sur la voie de la guérison. »

« Car, aussi précieuse soit-elle, la liberté politique ne sert à rien si elle ne permet pas à chacun de sortir de l’esclavage le plus profond qui soit : pour Socrate, l’ignorance ; pour Jésus, le péché ; pour le Bouddha, le désir-attachement. »

« Le mot « péché » est la traduction du latin peccatum, qui signifie faute. Il est lui-même la traduction du grec biblique hamartia qui signifie déficience ou erreur, et qui est à sont tour la transcription du mot hébraïque hatta’t, qu’il faudrait traduire au plus juste par l’expression « manquer la cible ». Pécher, c’est se tromper de cible, mal orienter son désir, ou bien ne pas atteindre le véritable objectif visé. Dès lors qu’on agit mal, on est dans l’erreur et on est séparé de la vérité, donc de Dieu. »

«Pour Socrate, la vertu suprême est la justice. Pout le Bouddha, la compassion. Pour Jésus, l’amour. »

« On ne peut qu’être troublé devant la similitude entre la mort de Socrate et celle de Jésus : l’un et l’autre auraient pu fuir, et ont refusé. »

« De même, comme nous l’avons vu, que Jésus récuse la loi du talion qui dit « œil pour œil, dent pour dent » (Exode, 21,24), de même Socrate considère comme une obligation sacrée den jamais rendre le mal pour le mal. »

« Résorber l’injustice sociale et économique est un souci politique qui n’a cessé de s’affirmer depuis le XVIIIème siècle et qui a malheureusement échoué de la tragique manière que l’on sait dans les expériences communistes. Face à la disparité des richesses, Socrate, Jésus et Bouddha ne prônent pas une stricte égalité, ne serait-ce que parce qu’il savent qu’il n’y a pas de véritable égalité entre les humains, si divers par leurs capacités et leurs talents. Ils donnent eux-mêmes, on l’a vu, l’exemple du détachement et d’une certaine pauvreté volontaire, et appellent les riches au partage, comme s’ils savaient que l’égalité économique était impossible à mettre en œuvre par une simple volonté politique. Ils en appellent donc à la conscience de chaque individu pour qu’il pratique de lui-même une plus juste répartition matérielle. »

« C’est ainsi que le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer ) executé en 1945 au camp de concentration de Flossenbürg par les nazis pour avoir participé à un complot contre Hitler – a parlé du Christ comme du « Seigneur des irréligieux ». En observant les fidèles de toutes les religions, nous faisons sans peine le constat que la connaissance des Ecritures saintes, le lien explicite avec Dieu, l’accomplissement des prières rituelles et des règles religieuses, peuvent sans doute aider le croyant, mais qu’ils ne constituent jamais la garantie d’une conduite exemplaire ni d’une vie bonne. A l’inverse, l’absence de religion n’empêchera pas un homme d’être vrai, juste et bon. Le message du Christ valide cette observation universelle en lui donnant un fondement théologique : de manière ultime, adorer Dieu, c’est aimer son prochain. »

Socrate Jésus Bouddha : Trois maîtres de vie – Frédéric Lenoir

jeudi 20 septembre 2012

Le Rouge et le Noir - Stendhal

« Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié. »

« Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c’est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable, pour qui a vécu dans cette grande république qu’on appelle Paris. La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France, qu’aux Etats-Unis d’Amérique ! »

« Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants. »

« -Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son âme. »

« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin du regard des hommes, madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de madame de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait lever la main jusqu’à la sonnette. Madame de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait  l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :
-Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de madame de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Madame de Rênal avait répété sa question.
-Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Madame de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Madame de Rênal regardait les grosses larmes, qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaîté folle d’une jeune fille ; elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !
-Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?
Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.
-Oui, madame, dit-il timidement.
Madame de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :
-Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
-Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
-N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Madame de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et le ton rébarbatif. Pour l’âme si paisible de madame de de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin, elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
-Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassée ; de sa vie, une sensation purement agréable n’avait aussi profondément ému madame de Rênal ; jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prêtre sale et grognon. A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l’aspect d’une maison si belle, était une grâce des plus aux yeux de madame de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux ; il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir.
-Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s’arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin ? Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d’heure.
-Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid, je sais le latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.
Madame de Rênal trouva que Julien avait l’air fort méchant ; il s’était arrêté à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit à mi-voix :
-N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons ?
Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa réputation de latiniste. La figure de madame de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d’une voix défaillante :
-Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.
Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que madame de Rênal fut frappée de l’extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air d’embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L’air mâle que l’on trouve communément nécessaire à la beauté d’un homme lui eût fait peur.
-Quel âge avez-vous, monsieur ? dit-elle à Julien.
-Bientôt dix-neuf ans.
-Mon fils aîné a onze ans, reprit madame de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre ; l’enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c ‘était un bien petit coup. Quelle différence avec moi pensa Julien. Hier encore, mon père m’a battu. Que ces gens riches sont heureux ! »
« malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n’était que celle d’un enfant. »

« L’amour de mademoiselle Elisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. »

« Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d’une joie pure et toute intellectuelle, étaient synonymes pour elle. »

« -Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez réfléchi. »

« Dans le salon, quelle que fût l’humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. »

« Vous pourrez faire fortune, mail il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses passions : cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir vivre, peut, pour un laïc, n’être pas absolument incompatible avec le salut ; mais dans notre état, il faut opter ; il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. »

« Julien avait honte de son émotion ; pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé ; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières. »

« Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire ;  bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement. »

« Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu’à un bonheur, celui de reprendre son livre favori ; à vingt ans, l’idée du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur tout. »

« Quoi, je perdrais lâchement sept ou huit années ! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans ; mais à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses ! »

« On ne peut aimer sans égalité. »

« Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. »

« M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays : Donnez-moi les deux plus sots d’entre vous ; aux gens de loi : Indiquez-moi les deux plus ignares ; aux officiers de santé : Désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait dit : Régnons ensemble. »

« Les âmes qui s’émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. »

« -Quoi ! est-il possible que vous ne m’aimiez plus, lui dit-il, avec un de ces accents du cœur, si difficiles à écouter de sang-froid. »

« Pourquoi veut-on que je sois aujourd’hui de la même opinion qu’il y a six semaines ? En ce cas, mon opinion serait mon tyran. »

« A Paris, on a l’attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger. »

« ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. »

« On le fit attendre, lui et son témoin, trois grand quarts d’heure ; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d’élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et blanc, mis comme une poupée ; ses traits offraient la perfection et l’insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Il étaient frisés avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l’autre. C’est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu’aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie noble et vide annonçait des idées convenables et rares : l’idéal de l’homme aimable, l’horreur de l’imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité. »

« Julien riait et admirait la pauvreté du duel entre le pouvoir et une idée. »

« Faites toujours le contraire de ce qu’on attend de vous. Voilà, d’honneur, la seule religion de l’époque ; ne soyez ni fou, ni affecté, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le précepte ne serait plus accompli. »

« Elle outre toutes les modes : sa robe lui tombe des épaules… elle est encore plus pâle qu’avant son voyage… Quels cheveux sans couleur, à force d’être blonds : on dirait que le jour passe à travers !... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard ! quels gestes de reine ! »

« mais un des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans l’ornière tracée par le vulgaire. »

« Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »

« Il rougit jusqu’au blanc des yeux. »

« Elle est étrangère ; c’est un caractère nouveau à observer. »

« Il se sentait pénétré d’amour jusque dans les replis les plus intimes de son cœur. »

« J’étais reconnaissant mais j’ai vingt-deux ans… Dans cette maison, ma pensée n’était comprise que de vous et de cette personne aimable. »

« Après avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense et de toucher les distinctions de la cour, 1790 l’avait jeté dans les affreuses misères des émigrés. Cette durée école avait changé une âme de vingt-deux ans. »

« Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais, trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. »

Le Rouge et le Noir - Stendhal