Au cours de théâtre, le
professeur décida que Plectrude et un de ses camarades joueraient une
scène de La Cantatrice chauve. Ce texte intrigua si profondément la
jeune fille qu'elle se procura les œuvres complètes d'Ionesco. Ce fut
une révélation: elle connut enfin cette fièvre qui pousse à lire des
nuits entières.
Elle
avait souvent essayé de lire, mais les livres lui tombaient des mains.
Sans doute chaque être a-t-il, dans l'univers de l'écrit, une œuvre qui
le transformera en lecteur, à supposer que le destin favorise leur
rencontre. Ce que Platon dit de la moitié amoureuse, cet autre qui
circule quelque part et qu'il convient de trouver, sauf à demeurer
incomplet jusqu'au jour du trépas, est encore plus vrai pour les livres.
«Ionesco
est l'auteur qui m'était destiné», pensa l'adolescente. Elle en conçut
un bonheur considérable, l'ivresse que seule peut procurer la découverte
d'un livre aimé.
Il
peut arriver qu'un premier coup de foudre littéraire déchaîne le goût
de la lecture chez l'intéressé; ce ne fut pas le cas de la jeune fille,
qui n'ouvrit d'autres livres que pour se persuader de leur ennui. Elle
décida qu'elle ne lirait pas d'autres auteurs et s'enorgueillit du
prestige d'une telle fidélité."
"Lors
d'une répétition, comme il lui disait une réplique d'une vérité
prodigieuse («La philologie mène au crime»), elle lui répondit qu'il
serait le père de son enfant. Il crut à un procédé langagier digne de La
Cantatrice chauve et acquiesça. La nuit même, elle le prit au mot. Un
mois plus tard, Plectrude sut qu'elle était enceinte. Avis à ceux, s'ils
existent, qui ne verraient encore en Ionesco qu'un auteur comique."
"Elle le reconnut aussitôt.
Ils eurent le prélude amoureux le plus court de l'Histoire.
– Tu as quelqu'un? demanda Mathieu sans perdre une seconde.
– Célibataire, avec un bébé, répondit-elle aussi sec.
– Parfait. Tu me veux?
– Oui.
Il
empoigna les hanches de Plectrude et les retourna à cent quatre-vingts
degrés, pour qu'elle n'eût plus les pieds dans le vide. Ils se roulèrent
un patin afin de sceller ce qui avait été dit.
– Tu n'étais pas en train de te suicider, par hasard?
– Non, répondit-elle par pudeur.
Il
lui roula un nouveau patin. Elle pensa: «II y a une minute, j'étais sur
le point de me jeter dans le vide, et maintenant je suis dans les bras
de l'homme de ma vie, que je n'avais plus vu depuis sept ans, que je
croyais ne plus jamais revoir. Je décide de remettre ma mort à une date
ultérieure.»
Plectrude découvrit une chose surprenante: on pouvait être heureux à l'âge adulte.
– Je vais te montrer où j'habite, dit-il en l'emmenant.
– Que tu es rapide!
– J'ai perdu sept ans. Ça m'a suffi."
Robert des noms propres - Amélie Nothomb
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