"Le lendemain, elle s'appliqua a n'avoir avec Hazel que des conversations
d'une innocence soignée. Elle lui demanda des conseils de lecture.
-
Donnez-moi tous les titres que vous pourrez. Je suis en train de
découvrir le pouvoir libérateur de la littérature: je ne serais plus
capable de m'en passer.
- La littérature a un pouvoir plus que
libérateur: elle a un pouvoir salvateur. Elle m'a sauvée: sans les
livres, je serais morte depuis longtemps. Elle a sauve aussi
Schéherazade dans les Mille et Une Nuits. Et elle vous sauverait,
Françoise, si toutefois vous aviez un jour besoin d'être sauvée.
"Si elle savait combien j'en ai besoin!" pensa la prisonnière de la chambre cramoisie."
"- Qu’y a-t-il de plus effroyable qu’un miroir?
Le vieillard regardait et écoutait avec une délectation extrême, comme s’il vivait enfin une scène longtemps attendue.
L’infirmière se radoucit :
-
Vous avez si peur d’être belle? Je comprends, même si je le suis moins
que vous. La laideur, c’est rassurant : il n’y a aucun défit à relever,
il suffit de s’abandonner à sa malchance, de s’en gargariser, c’est si
confortable. La beauté, c’est une promesse : il faut la tenir, il faut
être à la hauteur. C’est difficile. Il y a quelques semaines, vous
disiez que c’était un cadeau sublime. Mais tout le monde n’a pas envie
de recevoir une telle faveur, tout le monde n’a pas envie d’être élu, de
voir la stupéfaction charmée dans le regard des autres, d’incarner le
rêve des humains, de s’affronter dans la glace chaque nouveau matin pour
constater les éventuels dégâts du temps. La laideur, elle est étale,
promise à durer. Et puis, elle fait de vous une victime, et vous aimez
tellement ce martyre…
- Je le hais! protesta la pupille.
-
Peut-être auriez-vous préféré n’être ni belle ni laide, semblable à la
multitude, invisible, insignifiante, sous prétexte que la liberté
consiste à être quelconque. Eh bien, je suis navrée pour vous, vous êtes
loin du compte, il faudra vous habituez à cette désolante réalité :
vous êtes si belle qu’un amateur éclairé a voulu vous dérober à votre
propre regard pour jouir seul du spectacle. Il y a réussi cinq années
durant. Hélas, cher Capitaine, les meilleures choses ont une fin. Les
pires hantises se réalisent. Il va falloir partager le trésor avec
beaucoup d’autres gens, dont le trésor lui-même – charité bien ordonnée…
Hazel, en l’honneur de votre anniversaire, je vous offre à vos yeux.
Françoise
empoigna la jeune fille par les épaules et la jeta devant la psyché. La
pupille, tel un satellite, entra dans le champ d’attraction du miroir
et en devint aussitôt prisonnière : elle venait de rencontrer son image.
Vêtu
d’une chemise de nuit blanche et de long cheveux épars, le reflet était
d’une fée. Son visage était celui qui revient une ou deux fois par
génération et qui obsède le coeur humain jusqu’à l’oubli de sa misère.
Découvrir une telle beauté, c’était guérir de tous ses maux pour
contracter aussitôt une maladie plus grave encore et que la Mort en
personne ne rend pas plus supportable. Celui qui la voyait était sauvé
et perdu.
Quant à ce que pouvait ressentir celle qui se découvrait telle, nul ne le saura jamais, à moins d’être elle.
Hazel finit par cacher son visage derrière ses mains en balbutiant :
- J’avais raison : qu’y a-t-il de plus effrayant qu’un miroir?"
Mercure - Amélie Nothomb
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire