« Tatiana Grigorevnia Gnéditch,
arrière-arrière-petite-nièce du traducteur de l’Iliade en russe, avait fait ses
études au début des années trente à la faculté de philologie de l’université de
Leningrad. Elle travaillait sur la littérature anglaise du XVIIe siècle, et
cela la passionnait tellement qu’elle ne voyait rien autour d’elle. Or, à
l’époque, il y avait des purges, on chassait de l’université les
« ennemis », hier les formalistes, aujourd’hui les vulgaires
sociologues, et, toujours et de tout temps, les nobles, les intellectuels
bourgeois, les déviationnistes et des trotskistes imaginaires. Tatiana Gnéditch
était plongée dans les œuvres des poètes élisabéthains et ne s’intéressait à
rien d’autre. »
« Dans cet énorme bâtiment revêtu de granit qui se dresse
près des Iles vivaient d’illustres représentants du monde culturel :
l’historien N. Platonov, le spécialiste de la littérature V.Desnitski, le poète
et traducteur M. Lozinski.
Ile se trouve que je suis né dans cet immeuble… »
« Tatiana Gnéditch vivait avec sa mère dans un
appartement communautaire encore plus grand donnant sur un autre escalier, dans
une pièce qui sentait la naphtaline et, semble-t-il, la lavande, bourrée de
livres et de photographies anciennes, et remplie de meubles vétustes recouverts
de tapisseries faites à la main. Je venais là faire de l’anglais avec
Tatiana. En échange, je lisais avec elle des poèmes en français, qu’elle
comprenait d’ailleurs parfaitement sans mon aide. »
« Tatiana Gnéditch avait été arrêtée. Pour quelle raison ?
Ces années-là, c’était une question que l’on ne posait pas. »
« Sur le seuil se tenait Tatiana Gnéditch, l’air encore
plus décatie qu’autrefois, avec une veste ouatinée et un baluchon. Elle
revenait de huit années de camp. »
« L’instructeur lui donna une feuille de papier et
dit : « Ecrivez ici tout ce que vous avez déjà traduit, je regarderai
cela demain. » Elle n’osa pas demander davantage de papier, et se mit au
travail. Lorsqu’il revint dans son bureau le lendemain matin, elle était
toujours en train d’écrire, un gardien furieux assis à côté d’elle.
L’instructeur regarda : c’était illisible, les lettres avaient la taille
de tête d’épingle, et chaque huitain
occupait au plus un demi-centimètre carré. « Lisez cela à voix
haute ! »dit-il. C’était le chant IX, celui sur Catherine II. »
« L’exemplaire qu’elle m’a donné porte le numéro 2. Qui
a reçu l’exemplaire numéro 1 ? Personne. Il était destiné au
commissaire-interrogateur, mais en dépit de tous ses efforts, Tatiana Gnéditch
n’a jamais réussi à retrouver son bienfaiteur. Sans doute était-il trop cultivé
et trop libéral. Selon toute vraisemblance, il a été exécuté par les
organes. »
« Mais c’est tout de même ce moment, lorsque les sept
cents spectateurs se sont levés pour remercier debout l’auteur invitée à monter
sur scène, qui a été l’apothéose de la vie de Tatiana Gnéditch. »
« Son « mari de camp », Grégori Pavlovitch
(Egor), était alcoolique au dernier degré et jurait comme un charretier.
Extérieurement, Tatiana l’avait civilisé, elle lui avait appris, par exemple, à
remplacer son juron préféré par le nom d’un dieu latin. A présent, il
accueillait les élèves de sa femme en disant : « On se boit un petit
coup, les gars ? Et si elle veut pas, elle a qu’à aller se faire
phébus ! » »
«Comme c’est bien que le parc soit toujours vivant,
Que se profile au loin l’Ermitage que j’aime,
Que le sommeil de ses colonnes soit toujours aussi blanc,
Que ses lignes fantasques soient toujours les mêmes.
Comme c’est bien qu’ici tous les deux nous soyons
A l’ombre des tilleuls qui pour tous est sacrée,
Et qu’au pur calice de l’inspiration,
Nous buvions en silence les eaux du Léthé.
20 août 1955
Ville de Pouchkine »
« Tatiana Gnéditch (1907-1976) est more dans la ville
de Pouchkine (Tsarskoïe Siélo), près de Léningrad. Elle anima à partir des
années cinquante un séminaire de traduction qui fut une véritable pépinière de
traducteurs aujourd’hui réputés. »
La Traductrice –
Efim Etkind
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