"Faire une seconde écriture avec
la première écriture de l’œuvre, c’est en effet ouvrir la voie des relais
imprévisibles, le jeu infini des glaces, et c’est cette échappée qui est
suspecte. Tant que la critique a eu pour fonction traditionnelle de juger, elle
ne pouvait être que conformiste, c’est-à-dire conforme aux intérêts des juges. Cependant, la
véritable « critique » des institutions et des langages ne consiste
pas à les « juger », mais à les distinguer, à les séparer, à les
dédoubler. Pour être subversive, la critique n’a pas besoin de juger, il suffit
de parler du langage, au lieu de s’en servir. » (14)
« Cette clarté surprenante des
êtres et de leurs rapports n’est pas réservée à la fiction ; pour le
vraisemblable critique, c’est la vie elle-même qui est claire : une même
banalité règle le rapport des hommes dans le livre et dans le monde. »
(23)
« De quoi le goût défend-il de
parler ? des objets. Transporté dans un discours rationnel, l’objet est réputé
trivial : c’est une incongruité, qui vient, non des objets eux-mêmes, mais
du mélange de l’abstrait et du concret (il est toujours interdit de mélanger
les genres) ; ce qui paraît ridicule, c’est qu’on puisse parler d’épinards
à propos de littérature : c’est la distance de l’objet au langage codé de
la critique qui choque. « (24-25)
« Le goût est en fait un interdit
de parole. » (26)
« L’idiome en question, dénommé
« clarté française », est une langue originairement politique, née au
moment où les classes supérieures ont souhaité – selon un processus idéologique
bien connu – renverser la particularité de leur écriture en langage universel,
faisant croire que la « logique » du français était une logique
absolue : c’est ce qu’on appelait le génie de la langue : celui du
français est de présenter d’abord le
sujet, ensuite l’action, enfin le patient, conformément, disait-on, à un modèle
« naturel ». Ce mythe a été scientifiquement démonté par la
linguistique moderne : le français n’est ni plus ni moins
« logique » qu’une autre langue. » (30)
« En fait, le langage littéraire
de l’ancienne critique nous est indifférent. Nous savons qu’elle ne peut écrire
autrement, sauf à penser autrement. Car écrire, c’est déjà organiser le monde,
c’est déjà penser (apprendre une langue, c’est apprendre comment l’on pense
dans cette langue). » (35)
« pour avoir le droit de défendre
une lecture immanente de l’œuvre, il faut savoir ce qu’est la logique,
l’histoire, la psychanalyse ; bref, pour rendre l’œuvre à la littérature,
il faut précisément en sortir et faire appel à une culture
anthropologique. » (39)
« Or, depuis près de cent ans,
depuis Mallarmé sans doute, un remaniement important des lieux de notre
littérature est en cours : ce qui s’échange, se pénètre et s’unifie, c’est
la double fonction, poétique et critique, de l’écriture » (49)
« Pendant longtemps, la société
classico-bourgeoise a vu dans la parole un instrument ou une décoration ;
nous y voyons maintenant un signe et une vérité. Tout ce qui est touché par le
langage est donc d’une certaine façon remis en cause : la philosophie, les
sciences humaines, la littérature. » (53)
« La définition même de l’œuvre
change : elle n’est plus un fait historique, elle devient un fait
anthropologique, puisque aucune histoire ne l’épuise. La variété des sens ne
relève donc pas d’une vue relativiste sur les mœurs humaines ; elle
désigne, non un penchant de la société à l’erreur, mais une disposition de
l’œuvre à l’ouverture ; l’œuvre détient en même temps plusieurs sens, par
structure, non par infirmité de ceux qui la lisent. C’est en cela qu’elle est
symbolique : le symbole, ce n’est pas l’image, c’est la pluralité même des
sens. » (55)
« une œuvre est
« éternelle », non parce qu’elle impose un sens unique à des hommes
différents, mais parce qu’elle suggère des sens différents à un homme unique,
qui parle toujours la même langue symboloque à travers des temps
multiples : l’œuvre propose, l’homme dispose. » (56)
« La littérature est exploration
du nom » (56)
« l’œuvre n’est entourée,
désignée, protégée, dirigée par aucune situation, aucune vie pratique n’est là
pour nous dire le sens qu’il faut lui donner : elle a toujours quelque
chose de citationnel : en elle l’ambiguïté est toute pure » (59)
« L’œuvre se fait ainsi
dépositaire d’une immense, d’une incessante
enquête sur les mots. On veut toujours que le symbole ne soit qu’une
propriété de l’imagination. Le symbole a aussi une fonction critique, et
l’objet de sa critique, c’est le langage lui-même. » (60)
« Ce ne sont pas des images, des
idées ou des vers que la voix mythique de la Muse souffle à l’écrivain, c’est
la grande logique des symboles, ce sont les grandes formes vides qui permettent
de parler et d’opérer. » (63)
« En effaçant la signature de
l’écrivain, la mort fonde la vérité de l’œuvre, qui est énigme. » (65)
« Il faudra donc dire adieu à
l’idée que la science de la littérature puisse nous enseigner le sens qu’il
faut à coup sûr attribuer à une œuvre : elle ne donnera, ni même ne
retrouvera aucun sens, mais décrira selon quelle logique les sens sont engendrés
d’une manière qui puisse être acceptée par la logique symbolique des hommes,
tout comme les phrases de la langue française sont acceptées par le
« sentiment linguistique » des Français. » (68)
« Le livre est un monde. Le
critique éprouve devant le livre les mêmes conditions de parole que l’écrivain
devant le monde. » (74)
« La critique n’est pas une
traduction, mais une périphrase. » (77)
« L’ironie n’est rien d’autre que
la question posée au langage par le langage. » (80)
« Or, écrire, c’est d’une certaine
façon fracturer le monde (le livre) et le refaire. » (82)
« Ainsi « toucher » à un
texte, non des yeux, mais de l’écriture, et entre la critique et la lecture un
abîme, qui est celui-là même que toute signification met entre son bord
signifiant et son bord signifié. » (85)
« Passer de la lecture à la
critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son
propre langage. » (85)
Critique et vérité – Roland Barthes
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