« Plusieurs
fois, elle a cligné des yeux. Chaque battement de paupières était comme un
baiser. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Et elle m’a souri, derrière le
bâillon. »
« Sédation,
ça veut dire injections d’anxiolytiques, sangles, et musique douce pour enrober
le tout d’un peu d’humanité. »
« J’avais
peur pour elle, et c’était encore pire que les hélicoptères. A partir de là, je
me suis tenue à carreau. Dès que j’entendais au loin le bourdonnement sourd des
gros frelons trapus, et leurs lourdes pales hachant l’air, je me bouchais les
oreilles, et je me mordais la lèvre tout en fermant les yeux. »
« Je
me souviens, l’orthophoniste avait mauvaise haleine, un chat mort dans la
gorge. Dès le départ, ça a nui à nos relations. Lorsqu’elle ouvrait la bouche,
elle m’envoyait ses miasmes en plein visage, et je devais serrer les lèvres
pour bloquer les spasmes qui me retournaient l’estomac. »
« La
culpabilité, il n’y a que ça de vrai. Arrangez-vous pour que les autres se
sentent toujours un peu coupables à votre égard, et vous en obtiendrez tout ce
que vous voulez. »
« Souvent,
il s’amusait à mélanger les langues – il en parlait couramment une quinzaine et
en était très fier. Evidemment, je ne comprenais pas tout. »
« J’appréciais
beaucoup mes professeurs – c’est tellement plus facile d’aimer les gens de
loin, tellement plus confortable. Aucun problème de contact fortuit ou de
mauvaise haleine. Le paradis. »
« Le
jour de mes neuf ans, M. Kauffmann m’a offert un kaléidoscope, pour voir tout
en beau, même quand tout est très moche. »
« Je
retenais sans peine. J’ai toujours été très spongieuse. »
« Les
poèmes fleurissaient dans mon crâne avec mes émotions, et même dans plusieurs
langues, car M. Kauffmann tenait mordicus à ce que je sois polyglotte. »
« Il
a concédé que son amour de la langue l’avait sans doute entraîné trop loin dans
l’apprentissage du vocabulaire. »
« Alors,
qu’on n’aille pas me raconter des salades avec les bébés phoques, la Vénus de
Milo ou la forêt d’émeraude. »
« Ex
libris veritas, fillette. Le vérité sort des livres. »
« Je
me moquais un peu du contenu des livres. Ce que je recherchais, surtout, c’est
le pouvoir qu’ils m’accordaient. J’arrivais grâce à eux à m’abstraire de ma
vie. J’oubliais le Centre, sa routine et son lot de contraintes épuisantes.
J’oubliais qu’on m’avait confisqué ma maman. J’étais d’ailleurs, loin du monde,
loin de moi. C’est parfois reposant de se perdre de vue. »
« En
un mot, il meublait le silence. »
« Ils
sont venus l’arrêter chez lui le 3 novembre. »
« Le
traître essayait maintenant de se poser en bon Samaritain. Il y a des claques
qui se perdent, je vous jure. »
« Certaines
légendes anciennes prétendent que les dieux ne peuvent pas supporter le bonheur
des mortels. Ils le trouvent obscène, bruyant, et tellement insultant pour tous
les malheureux. Non, les dieux n’aiment pas les gens heureux. Pour les faire
taire, ils inventent des malheurs terribles qui leur font à jamais passer le
goût de vivre. Ce sont des légendes, bien sûr, des contes d’un autre âge. Les dieux
n’existent pas. Pourtant, quand je vois ce qui est arrivé à Lucienne et
Fernand, je me demande parfois s’il ne faudrait pas y croire. »
« Atrophie
des avant-bras. Ce n’était la faute de personne, seulement la faute à pas de
chance. »
« Denrée
de luxe, trop risquée pour les cœurs malmenés. »
« J’ai
souri à mon tour, puis j’ai refermé la porte comme on tourne une page. »
« -Mais
non Lila ! Ce n’est pas si étonnant qu’on te regarde. Tu es une personne
remarquable.
-Comment
ça, remarquable ?
Je
l’ai vu hésiter un moment, légèrement s’empourprer.
-Tu
attires les regards, Lila, parce que tu es… enfin… ce qu’on appelle une beauté.
-Fernand,
vous êtes sérieux ?
-Est-ce
que j’ai l’habitude de plaisanter ?
-C’est
vrai, j’oubliais. Donc, vous êtes sérieux.
Il a
hoché la tête, puis il a murmuré, sans me regarder :
-Tu
es devenue une très belle jeune femme, Lila. C’est… c’est normal qu’on te
regarde.
-Mais
pourquoi vous ne m’avez pas avertie ?
Il a
eu un petit rire.
-Les
gens n’ont pas besoin qu’on le leur dise, d’habitude. Ils s’en aperçoivent tout
seuls.
-Fernand,
ai-je fait affolée, comment je vais m’en sortir, si les gens me dévisagent
comme ça, tout le temps ?
-Oh
là, pas de panique. Ce n’est tout de même pas un drame ! Continue de
porter des tenues sobres et couvrantes, comme je te l’ai conseillé. Reste
discrète. Et surtout, Lila, surtout, a-t-il ajouté en martelant ses mots, évite
autant que possible de croiser le regard des hommes. »
« C’est
pour cela aussi que j’aimais Justinien. Pour la surprise de ces petits miracles
qui jaillissaient sans crier gare de son crâne cabossé. »
« On
passe sa vie à construire des barrières au-delà desquelles on s’interdit
d’aller : derrière, il y a tous les monstres que l’on s’est créés. On les
croit terribles, invincibles, mais ce n’est pas vrai. Dès qu’on trouve le
courage de les affronter, ils se révèlent bien plus faibles qu’on ne
l’imaginait. Ils perdent consistance, s’évaporent peu à peu. Au point qu’on se
demande, pour finir, s’ils existaient vraiment. »
« On
était fin septembre, il faisait encore chaud. »
« Le
bar s’appelait l’Anatolie. »
« Elle
avait ce rêve pour moi, pour moi dont la venue lui avait coupé les
ailes. »
« Mais
surtout, je pensais que mes mots possédaient un pouvoir : celui de vous
protéger. Tant que quelqu’un vous parle, quelque part, vous écrit, vous ne
pouvez pas mourir. Vous êtes encore au monde ; vous lui appartenez. J’en
étais persuadée, Milo, c’est pour cela que je suis allée jusqu’au bout :
vous dire mon histoire, mais surtout, vous garder vivant. »
La
Ballade de Lila K – Blandine Le Callet