« Plutôt que de partir des catégories normatives, qui
construisent tout autant un monde
musulman, associé aux « ténèbres asiatiques », qu’une
personnalité quasi miraculeuse capable de rapprocher une partie de ce monde d’un « modèle
occidental », lui aussi anhistorique, j’essaie de placer le kémalisme dans
le contexte des courants et expériences politiques
« révolutionnaires », notamment européens, d’entre les deux
guerres. »
« La proclamation d’un « ordre nouveau »
(nizam-i cedid) en 1793, qui remplaça l’ « ordre universel »
(nizam-i âlem) de l’Empire, parut dans un premier temps suffisante pour enrayer
le « déclin ». »
« Enfin, les réformateurs voyaient dans les écoles
militaires et civiles « à la française », dont la fameuse Mülkiye
(Ecole d’administration), le pilier central d’une nouvelle bureaucratie fidèle
et efficace. Le résultat fut l’émergence d’une intelligentsia très différente
des alim (savants) ottomans : en rupture avec le Palais, elle fut plus
attirée par l’action révolutionnaire que par le devoir d’obéissance et, comme
le dit Cemil Meriç, s’attacha plus à l’idée de progrès qu’à celle de
l’ordre. »
« Pour la première fois, en effet, un sultan ottoman,
Abdûl Aziz (intronisé quelques mois auparavant), était assassiné lors d’un coup
d’Etat monté par des officiers et bureaucrates civils. Si le régicide n’était
pas inédit dans l’histoire ottomane, l’assassinat d’un sultan par des éléments
extérieurs au Palais l’était. Il témoignait clairement que les réformes avaient
produit une nouvelle génération de militaires et de bureaucrates qui ne se
considéraient plus comme de simples serviteurs de l’Etat, mais visaient à en
devenir les maîtres. »
« le congrès de Berlin, réuni le 13 juin 1878, reconnut
la Serbie et la Roumanie comme Etats indépendants et la Bulgarie accéda à une
large autonomie qui réduisait à néant la souveraineté ottomane. Bien que
toujours officiellement territoires ottomans, la Bosnie et l’Herzégovine
passèrent sous le contrôle militaire de l’Autriche. Enfin, les chrétiens de
l’Empire furent placés sous la protection de la France. Au lendemain de ce
désastre qu’il interpréta comme une preuve flagrante de l’échec des Tanzimat,
Abdûl Hamid II dissolvait l’Assemblée et suspendait la Constitution. Il fit
également arrêter Midhat Pasa, architecte et principal responsable de l’expérience
constitutionnelle (sa mort en prison fut imputés au Palais). »
« Sans leur faire de concessions majeures, Abdûl Hamid
II se montra attentif aux critiques venues d’oppositions islamistes aussi
variées que les wahhabites ou les salafistes. »
« Les massacres de 1894-1896, qui firent au moins 100
000 victimes arméniennes, constituèrent effectivement le premier pas concret
vers la réinvention de l’Anatolie comme une entité turque et musulmane. »
« La majorité des Jeunes-Turcs était des Ottomans
musulmans, mais d’autres étaient chrétiens, juifs, ou encore musulmans de
Russie. Si « Liberté et Constitution » étaient leurs mots d’ordre,
ils ne s’inspiraient pas moins de multiples courants d’idées européens, des
plus conservateurs aux plus révolutionnaires. Alors que certains désiraient le
renouveau de l’Empire, d’autres aspiraient à une révolution comme une
« fête de sang ». Et parfois, ils pouvaient s’identifier à plus d’un
courant en vogue dans la capitale française : « En Europe, au début
du XXème siècle – selon la narration moqueuse de Yahya Kemal -, les
Jeunes-Turcs en extase écoutaient les discours de Jaurès, ils suivaient
ensuite, les larmes aux yeux, la marche des membres de l’Action française et,
un autre jour, applaudissaient les monarchistes. »
Dans ce foisonnement d’idées, deux courants parvinrent
néanmoins à se dégager au tournant du siècle pour déterminer par la suite la
vie politique ottomane et turque : l’Union ottomane, rebaptisée plus tard
Comité Union et Progrès, officiellement dirigée par Ahmed Riza, et
l’Organisation de l’Initiative privée et de la Décentralisation, dont le prince
Sabahaddin, neveu du sultan, était la figure emblématique. »
« D’emblée, cette deuxième monarchie constitutionnelle
fut perçue comme la « proclamation de la liberté »). A partir du 24
juillet, toutes les grandes villes de l’Empire connurent fêtes et
fraternisation ; d’Istanbul à Salonique, des cortèges mixtes, réunissant
musulmans, chrétiens et juifs, célébrèrent la fin de l’ « absolutisme »,
et scandèrent la devise « Liberté, Egalité, Fraternité, Justice ».
L’image de la liberté, incarnée par un personnage féminin dévêtu à la manière
de Marianne, et celle de la Constitution, représentée par un enfant, devinrent
les symboles d’une période d’attente et d’espoirs La « proclamation de la
liberté » permit ainsi de prendre la mesure des changements qu’avait
silencieusement connus l’Empire sous le règne d’Abdûl Hamid II. En quelques
semaines, des organisation politiques, aussi bien musulmanes que grecques et
arméniennes, une presse libre d’une grande vitalité, les premiers syndicats,
les premières organisation féminines et les premiers entre culturels de nombre
de communautés musulmanes virent le jour.
Le 24 juillet fut salué, aussi bien à Istanbul qu’à Paris,
comme la « deuxième Révolution française en Orient ». Les
Jeunes-Turcs commencèrent d’ailleurs à évaluer leurs avancées et reculs, ou
encore leur place dans l’histoire par rapport à leurs prédécesseurs français
grâce à une table de concordance entre les deux révolutions. Mais contrairement
à la révolution française, le 24 juillet ottoman avait lieu dans un Empire
« malade », convoité par plus d’une puissance étrangère, et dans un
cadre multiethnique et multiconfessionnel où la notion de tiers état renvoyait
à la donne communautaire. »
« Toujours est-il que cet événement constitua une
source de traumatisme pour le Comité Union et Progrès, puis pour le pouvoir
kémaliste qui le considéra comme la première manifestation organisée de l’irtica, autrement dit l’islamisme
réactionnaire. »
« Le véritable pouvoir reposait désormais entre les
mains d’une troïka de fait, composée d’Enver, Cemal et Talat, tous trois
gratifiés du titre de pacha et chacun disposant de son propre service
secret. »
« Au-delà du souci de l’indépendance économique, la
guerre offrait l’occasion d’une revanche historique sur la Russie et ouvrait la
voie à la conquête de l’Asie centrale, l’Ergenekon
du nationalisme turc, le berceau mythique de la nation.
La guerre mondiale, en outre, signifiait un double
processus : de sortie d’empire et d’islamisation de l’Anatolie. Le premier
était déjà largement entamé par la guerre russo-turque de 1877, puis les
guerres balkaniques de 1912-1913 qui avaient réduit à néant la présence
ottomane dans les Balkans. La guerre de 1914-1918 allait mettre un terme à la
présence ottomane dans les provinces arabes, déjà secouées par une contestation
nationaliste que la politique de la terre brûlée de Cemal Pasa, membre du
triumvirat et proconsul de Syrie, ne pouvait mater. Mais la guerre se
présentait aussi comme le moment opportun d’islamiser, à défaut de turciser,
l’Anatolie par l’extermination des Arméniens (800 000 victimes, selon les
estimations établies par les autorités ottomanes en 1919, plus d’un million
selon la quasi-totalité des spécialistes). Avec la disparition de l’une des ses
principales composantes historiques, tout le paysage humain de l’Anatolie
changeait de fond en comble. »
« L’extermination des Arméniens fut organisée pour l’essentiel
par l’ « Organisation spéciale » (Teskilat-i Mahsusa), organe de sécurité de la Troïka, regroupant
les komitaci d’Union et Progrès, qui,
selon la définition de l’un d’eux (Fuad Balkan), « brûlent, détruisent et
tuent sans pitié, pour leur patrie et leur nation. » »
« La liquidation des biens arméniens par des
commissions ad hoc ne suffisait certainement pas à créer une « économie
nationale », mais elle n’en contribua pas moins à la formation d’une
certaine « bourgeoisie nationale ». Les spéculations sur les denrées
alimentaires et les matériaux de guerre, ainsi que les contrats publics liés notamment aux
transports, offrirent d’autres opportunités à cette bourgeoisie, lui permettant
de mener un train de vie pour le moins insolite dans la capitale d’un pays en
ruine. Un roman écrit en 1924 par Sebaheddin Enis décrit les rituels festifs de
cette nouvelle classe, avec bains de champagne pour ses demoiselles émancipées.
L’une d’elle, Jale Türkan (Sang-turc), adepte inconditionnelle des soirées d’alcool
et de sexe, était saluée pour cette raison par l’Allemand Von Wolf comme
« civilisée ». »
« L’armistice de Moudros fut suivi par l’occupation et
la participation de fait de ce qui restait de l’Empire ottoman : la
Grande-Bretagne s’empara de la totalité de la province de Mossoul (l’actuel
Kurdistan irakien), l’Italie et la France d’une partie de la région
méditerrannéenne de la Turquie actuelle, et la Grèce, de Smyrne. Athènes , qui
considérait le moment opportun pour mettre en œuvre son projet de Megali Idea (La Grande Idée,
c’est-à-dire la Grande Grèce), incluant théoriquement aussi Constantinople,
avança d’ailleurs rapidement vers l’Anatolie intérieure, terres qu’elle allait
avoir du mal à contrôler. Enfin le 16 mars 1919, ce fut le tour de la capitale
de passer sous le contrôle des forces anglaises, françaises et italiennes.
Le traité de Sèvres (10 août 1920) que le gouvernement
ottoman fut contraint de signer consacra le démembrement de l’Empire et, plus
grave encore, de l’Anatolie : une grande partie de la Thrace occidentale fut offerte à la
Grèce. Smyrne, resta, du moins pour une période de cinq ans, sous la
souveraineté théorique de l’empire, mais il était évident qu’à terme elle
allait être annexée à la Grèce. La France se vit octroyer plusieurs provinces
méridionales. Un contrôle international sur les Détroits fut instauré. Enfin,
le traité prévoyait la constitution d’un Etat arménien et d’une zone autonome
kurde, susceptible de déboucher sur l’indépendance. »
« Puis, l’arrivée en Anatolie, le 19 mai 1919, de
Mustafa Kemal, général qui s’était fait remarquer aux Dardanelles et en Syrie
lors de la guerre mondiale, dota l’opposition d’un porte-parole. D’emblée,
Mustafa Kemal s’opposa à l’occupation des forces alliées. Il rejeta aussi le
projet d’instauration d’un mandat américain sur ce qui restait de l’Empire, que
certains nationalistes considéraient comme la seule chance de survie de la
nation turque. Le 22 juin 1919, depuis Amasya, Mustafa Kemal lança l’appel à le
désobéissance au gouvernement d’Istanbul, qui fut chaleureusement accueilli par
la quasi-totalité de la bureaucratie des provinces anatoliennes. Enfin, les
congrès d’Erzurum et de Sivas (23 juillet et 4 septembre 1919), organisés par
des notables locaux, devinrent les premières plates-formes d’une résisance tant
soit peu coordonnée et consacrèrent la place de Mustafa Kemal comme
dirigeant. »
« Enfin, la majorité écrasante des chefs de tribu et
ulémas kurdes, qui durant la Grande Guerre avaient collaboré avec les
unionistes, figurait parmi les soutiens du pouvoir kémaliste émergent. Les
lettres de Mustafa Kemal les assurant de sa protection contre une Etat arménien
et leur promettant la fraternité turco-kurde ne pouvait que consolider cette
alliance. »
« Le traité de Lausanne signé le 23 juillet 1923
consacra la victoire de Mustafa Kemal, qui récupérait une grande partie des
territoires revendiqués par le Pacte national de 1920. De même, il n’était plus
question dans ce traité d’un Etat arménien (les Arméniens, les Grecs et les
juifs obtinrent le statut de « minorités »), ni d’une autonomie
kurde. « Lausanne » était la pièce maîtresse de toute une série de
traités qui allaient fixer la donne territoriale et démographique de la Turquie
actuelle. Ainsi, le traité d’échange de populations avec la Grèce, conclu avec
celui de Lausanne, mais mis en application après, aboutit à un vaste mouvement
de transfert des chrétiens orthodoxes, parmi lesquels des turcophones, vers la
Grèce (plus de 900 000 personnes) et, inversement, de près de 400000 musulmans,
y compris grécophones, vers la Turquie. Cette transhumance forcée fit de la
Turquie un pays à 99% musulman. Les traités entre Ankara, Londres et Bagdad,
signés en 1926 tranchèrent le sort de l’ancienne province de Mossoul, qui
annexée à l’Irak. Enfin, en 1937, les pressions turques sur Paris portèrent
leurs fruits, et le sandjak (district) d’Alexandrette (actuelle Hatay), d’abord
proclamé « République » indépendante, fut annexée en 1939 à la
Turquie, provoquant par là le départ massif des Arméniens de cette province. La
nouvelle Turquie était née. »
« En 1923 et 1924, les deux « groupes »
parlementaires se transformèrent en partis politiques : le Parti du peuple
(rebaptisé Parti républicain du peuple, fondé le 11 septembre 1923) de Mustafa
Kemal et le Parti progressiste républicain (17 novembre 1924- 3 juin 1925) de
Kâzim Karabekir. »
« La Parti progressiste républicain fut également
interdit, ses dirigeants, accusés de collusion avec les insurgés, condamnés à
des peines de prison ou publiquement humiliés. Un an après, une tentative
d’attentat contre Mustafa Kemal à Izmir (15 juin 1926) offrit une nouvelle
occasion de consolider son pouvoir et la mainmise de son parti : certains
unionistes, parmi lesquels l’ancien ministre des Finances Cavid Bey, étrangers
à l’attentat, mais qui refusaient de se convertir au kémalisme, furent éliminés
(19 condamnations à mort, 18 exécutions, un suicide), et de nouvelles peines de
prison furent prononcées.
C’est sur cette toile de fond que Mustafa Kemal prononça
entre les 15 et 20 octobre 1927, son fameux Discours (Nutuk), qui se révéla un
acte de condamnation sans appel de ses « opposants » et de ses
anciens collaborateurs désormais réduits au silence. Mustafa Kemal avait dès
lors toute l’autorité requise pour réécrire l’histoire immédiate de la Turquie
expurgée de la quasi-totalité des figures qui avaient participé à la guerre de
l’Indépendance. D’emblée saluée par la presse kémaliste comme le « Livre
sacré des Turcs », la parole de l’homme devenue parole d’Etat montrait
combien la consolidation du régime de parti unique était inséparable du culte
de la personnalité. Pour utiliser la formule heureuse de Hülya Adak, avec le
Discours, Mustafa Kemal inventait le je-nation ». Le Nutuk, dit encore
Adak, ne se contentait pas de contrôler la
« mémoire historique », il laissait aussi « les générations
futures avec une unique mission : celle de préserver la nation, entité
immuable fixée une fois pour toutes, et le nom de con créateur/père :
Atatürk ». »
« La revue Kadro (« Cadre ») lancée en 1932
était essentiellement destinée à cette entreprise doctrinaire. Elle révéla
l’ambition du kémalisme de ne plus rester dépendant de l’héritage unioniste ou
de la matrice de la Révolution française (sévèrement critiquée pour ses
échecs), mais de s’ériger en un modèle universel à part. Le kémalisme se projetait
désormais comme le troisième pôle, avec les fascisme italien et le bolchévisme
soviétique, d’un nouveau monde qu’il concevait comme antilibéral et
antidémocratique. Les transfuges du Parti communiste turc, devenus idéologues
par défaut du régime, jouèrent un rôle déterminant dans ce
« chantier » nommée Kadro,
qui bouleversa le paysage intellectuel turc. La revue suscitait cependant la
méfiance du régime par son radicalisme et fut arrêtée en 1934 sur décision de
Mustafa Kemal, mais d’autres ouvrages, des « manuels de la révolution
turque » ou des « précis du kémalisme », prirent la
relève. »
« Enfin, le culte de Mustafa Kemal fut considérablement
renforcé durant la décennie de 1930. Tout en restant « Gazi »
(commandeur victorieux) et « Chef éternel », il devint, par une loi
spéciale adoptée en 1934, Atatürk, le « Père des Turcs » (la même loi
interdisant l’adoption de ce nom par tout autre citoyen turc). L’appellation
était conforme à l’image que Mustafa Kemal avait de lui-même : « Seul
le chef de la communauté humaine est digne d’être sacralisé. » Ce culte
trouva aussi son expression esthétique : les statues de Mustafa Kemal,
réalisées notamment par le sclpteur Heinrich Krippel, le présentèrent comme
l’incarnation de la force brute. Le Chef éternel était le sommet de la pyramide
constituée par la « nation-armée » turque, le deuxième niveau de la
pyramide était formé des autres chefs. Enfin, à la base, se trouvait le peuple.
Recep (Peker) expliquait ainsi, en 1933, l’objectif du parti dont il était le
secrétaire général : « Une société disciplinée, qui suit les verdicts
des chefs nationaux en lesquels elle a confiance. » »
« Mais la qualification du kémalisme comme régime
radical et modernisateur découle surtout de sa politique dans le domaine
religieux. I est en effet considéré comme la seule expérience laïque qui aurait
réussi à ébranler les fondements même d’une société musulmane livrée à la
tyrannie théocratique. »
« Quelles étaient ces réformes ? Le 3 mars 1924,
après la monarchie, le califat (succession du Prophète), assurée par les
sultans ottomans depuis 1517, fut aboli et le dernier calife, Abdûl Mecid II,
expulsé de Turquie. La même année, la loi sur l’unification de l’enseignement réduisit
considérablement l’autonomie des institutions religieuses. En 1925, dans le
sillage de la répression des la révolte kurde dirigée par Cheikh Said, de la
confrérie nakchibandiyya, les confréries religieuses furent interdites et les
biens des fondations pieuses transférés au Trésor public. La même année, la
réforme dite « du chapeau » déclara hors la loi les couvre-chefs
autres que le chapeau (la résistance fur durement réprimée, plus d’une centaine
de personnes furent exécutées). 1926 vit l’introduction du code civil suisse.
En 1928, en signe de rupture avec l’héritage ottoman, l’alphabet latin fut
adopté et l’usage des caractères arabes pour de nouveaux documents se vit pénalisé.
De même, la mention à la religion d’Etat fut supprimée. En 1933, l’appel à la
prière fut turcifié et la dernière faculté de théologie ferma ses portes. Le 5
décembre 1934, le droit de vote et d’éligibilité (dans les faits de participer
aux plébiscites des candidats du parti unique) fut reconnu aux femmes. En 1935,
le dimanche remplaça le vendredi comme jour férié, et enfin, en 1937, avec les
cinq autres « Flèches », la laïcité fit son entrée dans la
Constitution. Il faut bien admettre que ces mesures drastiques plaçaient
l’expérience kémaliste parmi les plus radicales du monde musulman. Pourtant,
cette « laïcité » avait quelque chose de paradoxal, ne serait-ce que
parce qu’elle s’imposait dans un care préalablement islamisé. »
« Mustafa Kemal convenait d’ailleurs de ce lien
inextricable entre nation et religion, puisque ses discours en la matière se
résument, en gros, en une seule phrase : « Puisque, Dieu merci, nous
sommes tous turcs, dont tous musulmans, nous pourrons et devrons être tous
laïques. » »
« Comme le
souligne Olivier Abel, dans sa définition kémaliste, la laïcité cessa
d’être le synonyme de la ‘pluralité des langues de Dieu ». Bien au
contraire, une seule de ces langues fut acceptée comme la « langue de la
nation », voire imposée comme telle, et les autres, y compris l’alévisme,
confession de 20% des citoyens de la République, furent interdites. »
« De même, la référence religieuse pour légitimer le
politique ne fut pas abandonnée, mais simplement réservée à l’usage strict de
l’Etat, lequel n’hésita d’ailleurs pas à y recourir fréquemment, y compris pour
imposer ses réformes. Comme nombre de ses homologues musulmans au XXème siècle,
en effet, le pouvoir kémaliste avait trouvé dans le verset 4/59 du Coran sa
référence religieuse de prédilection : « ô vous qui croyez !
Obéissez à Dieu, obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent
l’autorité. » »
« Comme le montre Etienne Copeaux, l’histoire de toute
l’Anatolie fut turcifiée et les auteurs kémalistes s’efforcèrent de faire
remonter l’origine turque de cette contrée d’abord à plusieurs millénaires,
puis à l’éternité. Ainsi, l’Institut turc de l’histoire et l’Institut turc de
langue, fondés respectivement en 1931 et 1932, déclarèrent la turcité de toutes
les civilisations anatoliennes et mésopotamiennes (Hittites, Sumer…). Puis une
demi-douzaine de congrès historiques et linguistiques permirent à ces deux
instituts d’aller plus loin pour édifier la Thèse turque de l’histoire et la
Théorie de la Langue-Soleil, la première apportant les « preuves
irréfutables » de l’origine turcique de l’humanité à travers toutes ses
civilisations, la seconde affirmant que toutes les langues du monde ne
constituaient que de simples dérivés, nécessairement corrompus d’ailleurs, de
la langue « Soleil » turque. Toujours dans les années 1930, sous
l’impulsion du docteur (puis professeur) Afet Inan, fille adoptive de Mustafa
Kemal et disciple du théoricien raciste Eugène Pittard (Suisse), le
nationalisme kémaliste glissa vers l’interprétation raciale de la turcité. La
chaire d’anthropologie de la faculté de médecine, sous la direction de Sevket
Aziz Kansu, procéda en 1937, « sur ordre d’Atatürk », à des vastes
enquêtes « anthropométriques » auprès de 64 000 « paysans
turcs » pour finalement établir, à partir de leurs crânes
« brachycéphales », l’origine aryenne de la « race
turque ». »
« Les Kurdes furent sans doute les principales victimes
de cette politique nationaliste. Leur résistance, qui se traduisit par des
révoltes incessantes, ne s’expliquait pas exclusivement par leur adhésion au
nationalisme kurde. La division du Kurdistan ottoman entre la Turquie, l’Irak
et la Syrie, considérée comme la trahison de Mustafa Kemal à ses propres
engagements, l’abandon des promesses de fraternité kurdo-turque qu’il avait
formulé dans moult lettres aux chefs kurdes lors de la guerre d’Indépendance,
l’abolition du califat et les réformes dans le domaine religieux convainquirent
nombre de Kurdes non nationalistes que la fraternité avec les Turcs n’avait
plus cours et qu’ils devaient désormais prendre en main leur destin et,
partant, celui de l’Islam. »
« Très tôt, en effet, nombre d’intellectuels se
concevaient comme un disconnectus
erectus : curieuse espèce inventée par le romancier Oguz Atay, qui,
faute de pouvoir se tenir quelque part, est condamnée à tomber. »
« Ainsi, les courant Nurcu, fondé dans les années 1930
par un religieux kurde, Said-i Kurdî (alias Said-i Nursî), qui regroupait
notamment les classes moyennes urbaines de sensibilité religieuse, s’imposa
comme une véritable société parallèle que le pouvoir ne parvint jamais à
démanteler. Il n’était pas le seul. Les courants Süleymanci et Isikçi germèrent
à l’époque kémaliste pour lui survivre et s’inscrire dans la durée. »
« Si la présidence d’Inönü inaugura une période de
glaciation qui allait durer jusqu’en 1945, elle excella dans le domaine de la
politique étrangère. La guerre lui offrait en effet de nouvelles opportunités,
même si elle l’obligeait aussi à agir sur le fil du rasoir. »
« Lors de sa rencontre, le 27 août 1942, avec Franz von
Papen, ambassadeur nazi à Ankara, le Premier ministre turc Sükrü Saraçoglu
expliquait, non pas à titre de « responsable politique », mais
« en tant que Turc », que l’Allemagne ne pouvait résoudre « le
problème russe qu’en massacrant la moitié des Russes, en libérant définitivement
les régions des minorités nationales de l’influence russe et en les éduquant
comme alliées des pays de l’Axe et ennemies des Slaves ». Il
« désirait avec virulence la destruction de la Russie », disait-il,
avant d’ajouter : « Si le Führer réalisait (ce rêve), il ouvrirait une
nouvelle ère. »
« Certes, la Turquie accueillit certains professeurs
juifs ou allemands antinazis, parmi lesquels le mathématicien Richard Courant,
les physiciens Max Born et James Franck, les philosophes Ernest von Aster et
Hans Reichenbach ou encore le juriste Carl Ebert, qui fuyaient la répression
nazie. Tous en gardèrent une très grande dette de reconnaissance. D’autres
purent gagner la Palestine via la Turquie. Mais cette politique généreuse se
révéla très sélective pour ne concerner qu’une élite.
Dès le 28 juin 1938, Ankara promulgua plusieurs lois,
rendant quasiment impossible l’accès des juifs persécutés en Turquie. De même,
une nouvelle loi « obligea » le gouvernement à ne délivrer de
passeports qu’à « ceux qui appartiennent à la race turque », excluant
par là tout ressortissant allemand. Sous la pression de Berlin, la Turquie
refusa, malgré les demandes insistantes des autorités britanniques, pourtant
prêtes à leur accorder le visa pour la Palestine, de recevoir les 780 juifs
roumains qui avaient fui leur pays à bord du navire Struma. Elle opposa
également une fin de non-recevoir aux demandes du capitaine d’accoster
provisoirement dans un port turc. Après plusieurs mois d’errance en mer Noire,
le bateau fut finalement coulé, avec ses passagers à bord, par des sous-marins
officiellement non identifiés (février 1942). Tout en présentant ses regrets,
les Premier ministre turc Refik Saydam justifia la position de son
gouvernement : « La Turquie ne peut devenir la patrie de ceux qui
sont déclarés indésirables par les autres. »
Enfin, en novembre 1942, une loi dite de l’
« impôt sur la fortune », visant à taxer les revenus de la
spéculation et de l’enrichissement illicite, fut adoptée par le Parlement turc.
Bien que ne faisant pas référence à l’origine des imposables, elle fut
appliquée essentiellement à l’encontre des Arméniens Grecs et juifs. »
« Le 8 mai 1945 marqua aussi la fin du régime du Chef
national et du parti unique. La chute de l’Italie fasciste avait déjà brisé le
projet de se constituer en troisième pôle d’un monde non démocratique ;
celle de l’Allemagne nazie, qui réduisait à néant pour la deuxième fois en
vingt-cinq ans les rêves de l’Empire touranique, sonna le glas du parti
unique. »
« Dès 1949, Ankara adhéra au Conseil de l’Europe et
montra les premiers signes d’alliance avec Washington (la Turquie constitua
l’un des centres névralgiques de la doctrine Truman et le plan Marshall, adopté
en juillet 1948, inclut également ce pays). Le gouvernement démocrate,
admirateur du « modèle américain » et désireux de faire de la Turquie
« une petite Amérique », poursuivit cette politique. Rapidement, la
pays devint, avec les deux Allemagnes, le front le plus avancé de la
« guerre froide ». Le 17 octobre 1951, Ankara adhéra à l’OTAN et, la
même année, envoya des troupes en Corée. »
« La politique de rapprochement avec l’Occident se
poursuivit aussi dans le domaine économique, la Turquie devenant dès leur
création membre de la Banque mondiale, de l’OCDE, et du FMI. Ankara put
profiter de crédits directs ou indirects, souvent généreusement accordés, ainsi
que de capitaux étrangers qui, tout en restant modestes, contribuèrent à la
vitalité économique du pays. En quelques décennies, la Turquie devint, avec
Israël, le seul pays véritablement industrialisé du Moyen-Orient. »
« Au terme de ces décennies émergea une société plus
ouverte sur le monde. L’immigration vers l’Allemagne, puis les autres pays
européens (près de 2 millions de ressortissants de Turquie vivaient à
l’étranger en 1980), l’envoi massif d’étudiants dans les universités
américaines, l’introduction d’abord du transistor, puis de la télévision, et le
dynamisme de la presse… modifièrent profondément la société. »
« Un second facteur aggrava la situation :
l’opposition de l’élite kémaliste et de l’armée au gouvernement de Menderes,
qui, dans les faits, commença dès 1950. L’élite républicaine trouva dans le
repli sur Mustafa Kemal et son héritage sacralisé (et également partagé par le
parti démocrate) une source de résistance et de radicalisme. Le Chef éternel
n’avait-il pas mis la nation en garde contre la probable « trahison »
des futurs dirigeants du pays ? N’avait-il pas chargé la jeunesse de
protéger son héritage ? Au lieu d’une Turquie robuste, fière et
indépendante, correspondant à la projection que le régime kémaliste faisait de
lui-même, les jeunes (et les moins jeunes) voyaient une Turquie faible, sans
confiance en elle-même et dépendante de Washington. Ce décalage poussa nombre
d’intellectuels, jeunes officiers et étudiants à élaborer un néokémalisme
largement imaginaire, totalement détaché des réalités des années 1920 et
1930. Les « concessions » du Parti démocrate dans le domaine
religieux (réarabisation de l’appel à la prière – même si elle avait été
décidée par Inönü – introduction facultative de l’enseignement religieux dans
les écoles primaires, fondation d’une faculté d’enseignement théologique,
légalisation d’écoles coraniques, ouverture de tombeaux de certains
« saints » au pèlerinage, tolérance à l’égard des confréries et des
disciples de Said-i Nursî appelés Nurcus…), quant à elles, furent considérées
comme une trahison à la Révolution. La promulgation par le gouvernement d’une
loi de « Protection d’Atatürk », qui fit suite aux actes visant les
statues d’Atatürk (25 juillet 1951), ne suffit pas à apaiser la colère des militaires
et des jeunes à l’égard du pouvoir « contre-révolutionnaire ». »
« L’histoire politique de cette dernière décennie n’est
cependant pas réductible à la seule donne parlementaire. Derrière cette Turquie
officielle des militaires et des politiciens conservateurs, en effet, une autre
Turquie, fragmentée et radicale, commençait à se former. Si le kémalisme
constituait toujours la seule doctrine « légale » du pays, il n’en
était pas moins concurrencé par d’autres idéologies et d’autres projets
sociaux. Ces années allaient cristalliser une droite et une gauche radicales,
une mouvant islamiste et une nouvelle contestation kurde. »
« L’un et l’autre de ces camps vivaient dans l’attente
d’un guerre civile, qu’ils estimaient imminente à leurs yeux, ne pouvait se
conclure que par l’extermination de l’un d’entre eux. Cette vision tragique,
remarquablement bien décrite par Orhan Pamuk dans son roman La Maison du silence (Paris, Gallimard),
poussa les militants à vivre dans l’instant, sans possibilité de se projeter
dans un avenir constructif, encore moins dans un effort de réflexion leur
permettant de donner un sens à la violence dont ils étaient auteurs et/ou d’en
sortir. »
« Des milliers d’autres intellectuels et syndicalistes
partagèrent leur expérience carcérale. Les universités furent purgées et l’élan
qui avait marqué les sciences sociales dans la Turquie des années 1960 et 1970
fut rompu net. »
« La doctrine de l’armée, cautionnée par le
gouvernement, consistait à ne pas traiter la question kurde comme une question
politique, ni même « culturelle », mais comme relevant du
« terrorisme séparatiste ». Bien au-delà du PKK, toute l’expression
de la kurdicité fut désignée comme la « principale menace
stratégique » contre la Turquie. »
« Le 28 juin 1998, Recep Tayyip Erdogan, maire
d’Istanbul, fut condamné à une peine de prison de dix mois et à la privation à
vie de ses droits civiques, pour avoir cité un poème de Ziya Gökalp, théoricien
du nationalisme turc, par ailleurs sacralisé par l’armée (« Les minarets
sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques ; les mosquées nos
casernes, et les croyants nos soldats »). Si, en 1999, l’électorat
continua de voter pour le nouvel avatar du parti islamiste, le Fazilet (Vertu),
lors des élections locales, il privilégia d’autres formations au niveau
national. Enfin, en mars 2000, Erbakan fut condamné à dix mois de prison et
privé de ses droits civiques. Quant au Fazilet, il fut interdit le 22 juin
2001. »
« L’armée était également synonyme du Fonds de soutien
à l’industrie de défense, un empire économique en soi : 5% des taxes
professionnelles, 10% des taxes sur les boissons alcoolisées et l’essence,
ainsi que des proportions variables des bénéfices de la loterie nationale lui
revenaient de droit. Les sommes procurées par l’ « achat d’exemption du
service militaire », notamment pour les ressortissants de Turquie à
l’étranger, lui étaient intégralement versées. Selon Ismet Akça, ce fonds
aurait bénéficié d’un revenu cumulatif de 11,6 milliards de dollars entre 1985
et 2000. »
« Certes, à la demande d’Ecevit, Merve Kabakçi, députée
en foulard, fut expulsée manu militari de l’Assemblée, puis déchue de son
mandat. Mais le Premier ministre entretenait des liens avec Fethullah Gülen,
chef d’une communauté religieuse très modérée, et la droite radicale disposait
toujours d’une base religieuse. L’essentiel toutefois était ailleurs : sur
la question kurde, les deux partis formaient une communion d’idées aussi
radicales que celle de l’armée et le parti islamiste était marginalisé. »
« Mais sur le plan intérieur, l’ennemi objectif, la
menace frontale sur l’intégrité de l’Etat ou sa laïcité commençait à manquer.
Il en allait de même sur le plan extérieur, car après le scandale de Nairobi,
qui avait dévoilé ses rapports avec le PKK, la Grèce s’efforçait de se
réconcilier avec Ankara et le nouveau gouvernement allemand de Gerhard Schröder
était favorable à l’octroi à la Turquie du statut de candidat à l’adhésion à l’Union
européenne. Le sommet européen d’Helsinki (décembre 1999) créa d’ailleurs cette
surprise tant désirée. »
« Le 3 novembre 2002 marqua le crépuscule de la classe
politique turque. »
« A défaut de pouvoir constituer cette famille
organique, la Turquie dispose encore de la possibilité de « faire société »,
ce qui exige l’abandon de toute doctrine officielle ou religion d’Etat, comme c’est
le cas du kémalisme, et la reconnaissance des pluralités linguistiques,
confessionnelles, politiques qui marquent la société et constituent sa
richesse. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire