« La lecture des dialogues de Platon fut une véritable
révélation. Socrate y parlait de la connaissance de soi, de la recherche du
vrai, du beau, du bien, de l’immortalité de l’âme. Il abordait sans détours des
questions qui me taraudaient. Et il le faisait d’une manière qui me paraissait
convaincante, à l’inverse des réponses toutes faites et insatisfaisantes du
catéchisme de mon enfance. »
« le père de la philosophie morale a déjà forgé la
méthode qui lui est propre, fondée sur le questionnement de son interlocuteur,
que l’on appelera la « maïeutique », ou l’art d’accoucher. »
« Parallèlement aux prêtres, ordonnateurs de la
relation aux dieux, une catégorie de penseurs a émergé. Ces penseurs-là ne sont
pas apparus à Athènes, la principale cité où se concentrent les éléments du
pouvoir, mais dans les zones périphériques, sur la côte méditerranéenne de
l’Asie Mineure, en particulier dans la région de Milet, dans l’actuelle
Turquie, où Thalès (v. 625-v. 547) puis son disciple Anaximène (v.585-v.525)
tentent d’apporter des réponses « rationnelles », c’est-à-dire
fondées sur la connaissance empirique, aux questions métaphysiques.
Très vite, ceux que l’on n’appelle pas encore « les
philosophes », mais plutôt « les physiciens », parviennent au
constat que l’univers forme un tout et que la connaissance du monde passe
d’abord par celle de l’homme : « Il faut s’étudier soi-même et tout
apprendre par soi-même », affirme ainsi Héraclite (v.540-v.450), le
penseur d’Ephèse, ville située à proximité de Milet. »
« Vers 499 avant notre ère, les cités ioniennes, dont
la plus prospère était Milet, se révoltent contre le joug perse et sollicitent
l’aide d’Athènes. C’est ainsi qu’à l’issue des deux guerres médiques, les
Athéniens prendront le contrôle, vers 479, des îles de la mer Egée, et
organiseront peu après la ligue dite de Délos, sorte de congrès auquel
participent des représentants de toutes les cités grecques. Une armée et une
monnaie unique sont mises en place, et, progressivement, Athènes, qui préside
cette ligue, inféode les autres cités. Elle n’est pas gouvernée par un roi,
mais par une assemblée de dix stratèges représentant les grandes familles, élus
chaque année par l’assemblée du peuple. En cas de guerre, un stratège est
désigné par l’assemblée pour assurer le commandement suprême. Périclès, élu
quinze fois stratège, est devenu l’un des hommes politiques les plus influents
d’Athènes- au point que l’on surnomme cette période « le siècle de
Périclès ». »
« Alors que la tradition bouddhiste a toujours affirmé
que Siddhârta n’était qu’un homme, elle a laissé de lui une image lisse,
impassible, surhumaine et donc presque inhumaine. A l’inverse, alors que la
tradition chrétienne a fait de Jésus un être surnaturel, à la fois Dieu et
homme, les Evangiles le montrent comme un être profondément humain qui éprouve
– parfois jusqu’aux larmes – des émotions telles que la tristesse et la joie,
la lassitude et l’élan, la compassion et la colère. Saisissant
paradoxe ! »
« Tel est l’art socratique de la maïeutique, du grec maieutikè, littéralement « art de
faire accoucher ». En se référant à sa mère, la sage-femme Phénarète,
Socrate explique ainsi son « métier » à Théétète dans le dialogue
platonicien du même nom : « Mon art d’accoucher comprend toutes les
fonctions que remplissent les sages-femmes mais il diffère du leur en ce qu’il
délivre des hommes et non des femmes, et qu’il surveille leurs âmes en travail
et non leurs corps » (150b). Il insiste sur l’aspect technique de son
travail, niant jusqu’à la possibilité, pour lui, de prétendre à aucun savoir
sur la sagesse : « Je suis stérile en matière de sagesse, et le
reproche qu’on m’a fait d’interroger les autres sans jamais me déclarer sur
aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne
manque pas de vérité. La raison, la voici : c’est que le dieu me contrait
d’accoucher les autres, mais il ne m’a pas permis d’engendrer »
(150c). »
« Jésus est mort pour avoir témoigné jusqu’au bout de
la vérité qu’il est venu apporter. C’est sans doute la raison pour laquelle sa
parole, comme celle de Socrate, sonne encore si juste et semble si vivante,
deux mille ans après sa mort. »
« Jésus réaffirme avec force, alors qu’il est lui-même
victime d’une haine aveugle, que le pardon est au-dessus de tout. Il rappelle
aussi, à la suite de Socrate, que l’ignorance est la cause véritable de tous
les maux. »
« Cette mort, pourtant, a sans doute contribué à sa
renommée. Tous les philosophes qui succèderont à Socrate feront référence à lui
soit pour appuyer ses idées, les développer ou s’en inspirer, soit pour les
critiquer et les combattre. Socrate est considéré comme le père de la
philosophie parce qu’il a su orienter la vie humaine vers la quête de la vérité
et de la sagesse. Pour lui, la réalisation de cette quête n’est possible que
par les efforts de la raison et par l’introspection. Il est devenu le prototype
du « sage », celui qui sait se dominer et mettre en cohérence ses
paroles et ses actes. Il a exercé une influence considérable non seulement sur
la plupart des philosophes grecs et romains de l’Antiquité, mais aussi parmi
les théologiens juifs, chrétiens et musulmans du Moyen Age. Il a marqué et
continue d’inspirer nombre de penseurs modernes, de Montaigne à Foucault en
passant par Rousseau ou Nietzsche. On peut affirmer qu’il a été la clé de voûte
de la pensée humaniste qui a forgé l’Occident. »
« Socrate montre une chose capitale : il existe,
pour un philosophe, deux registres du savoir- le savoir proprement rationnel
(on dirait aujourd’hi scientifique- et un savoir qui peut dépasser le cadre
strict de la raison pour relever aussi d’autres sphères comme celles de la foi,
de l’intuition, du sentiment ou même de la tradition. Dans le premier cas, on
pourra parler de « certitudes ». Dans le second, on parlera plutôt,
comme le fera Montaigne, d’ « intimes convictions ». Un
philosophe acquiert par les seuls efforts de la raison un savoir qui lui donne
des certitudes sur lui-même, sur l’homme et sur le monde ; ce savoir-là et
universel. Il acquiert également des connaissances non certaines, car
partiellement fondées en raison, mais inspirées aussi par d’autres sources, et
qui deviennent des intimes convictions. Celles-ci peuvent éclairer sa vie et la
nourrir. Ce savoir est vrai pour celui qui y adhère sans qu’il s’agisse pour
autant d’une vérité universelle. L’enseignement socratique sur l’immortalité de
l’âme relève typiquement de ce second registre. »
« Au-delà des divergences d’appréciation entre le
Bouddha, Socrate et Jésus sur le devenir de l’être humain après la mort, leur
enseignement converge sur le fait que nos actions présentes auront des
conséquences dans une existence future. Une telle perspective peut avoir des
répercussions importantes dans la manière de concevoir notre vie, dans nos
choix éthiques, dans la perspective que
nous avons de nous-mêmes. A moins d’avoir la foi, nous ne pouvons avoir
aucune certitude rationnelle sur l’existence d’un au-delà ou de mondes
invisibles. Mais comme le rappelle avec humour Socrate bien avant le fameux
pari de Pascal, il n’y a rien à perdre à vivre selon une telle conviction. A
moins évidemment qu’elle ne paralyse notre vie ici-bas, qu’elle ne l’enferme
dans la peur ou le fatalisme et la rende mortifère. Mais ce n’est certes pas
ainsi qu’on vécu nos trois sages. »
« Les disciples de Socrate en étaient bien conscients.
D’où leur désespoir, alors qu’il gît sur ce qui sera quelques heures plus tard
son lit de mort : « Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon
enchanteur, puisque tu vas nous quitter ? » Et Socrate de leur livrer
cette inoubliable réponse que nous pouvons encore aujourd’hui faire
nôtre : « La Grèce est grande, et l’on y trouve un grand nombre de
personnes habiles. Et il y a bien des pays étrangers : il faut les
parcourir tous, et les interroger pour trouver cet enchanteur, sans épargner ni
travail ni dépense. Il n’y a rien à quoi vous puissiez employer votre fortune
plus utilement. Et puis, il faut aussi que vous le cherchiez parmi vous. Car
vous ne trouverez peut-être plus personne plus capable de faire ces enchantements
que vous-mêmes. (Phédron,
78a). »
« Autrement dit, tout est souffrance, et il est
illusoire de vouloir trouver dans la vie un bonheur permanent. Ce constat se
veut objectif et lucide. Il ne s’agit pas d’un pessimisme existentiel, mais de
la première étape sur la voie de la libération. En reconnaissant ce premier
principe, l’individu effectue le premier pas sur la voie de la guérison. »
« Car, aussi précieuse soit-elle, la liberté politique
ne sert à rien si elle ne permet pas à chacun de sortir de l’esclavage le plus
profond qui soit : pour Socrate, l’ignorance ; pour Jésus, le
péché ; pour le Bouddha, le désir-attachement. »
« Le mot « péché » est la traduction du latin
peccatum, qui signifie faute. Il est
lui-même la traduction du grec biblique hamartia
qui signifie déficience ou erreur, et qui est à sont tour la transcription du
mot hébraïque hatta’t, qu’il faudrait
traduire au plus juste par l’expression « manquer la cible ». Pécher,
c’est se tromper de cible, mal orienter son désir, ou bien ne pas atteindre le
véritable objectif visé. Dès lors qu’on agit mal, on est dans l’erreur et on
est séparé de la vérité, donc de Dieu. »
«Pour Socrate, la vertu suprême est la justice. Pout le
Bouddha, la compassion. Pour Jésus, l’amour. »
« On ne peut qu’être troublé devant la similitude entre
la mort de Socrate et celle de Jésus : l’un et l’autre auraient pu fuir,
et ont refusé. »
« De même, comme nous l’avons vu, que Jésus récuse la
loi du talion qui dit « œil pour œil, dent pour dent » (Exode,
21,24), de même Socrate considère comme une obligation sacrée den jamais rendre
le mal pour le mal. »
« Résorber l’injustice sociale et économique est un
souci politique qui n’a cessé de s’affirmer depuis le XVIIIème siècle et qui a
malheureusement échoué de la tragique manière que l’on sait dans les
expériences communistes. Face à la disparité des richesses, Socrate, Jésus et
Bouddha ne prônent pas une stricte égalité, ne serait-ce que parce qu’il savent
qu’il n’y a pas de véritable égalité entre les humains, si divers par leurs
capacités et leurs talents. Ils donnent eux-mêmes, on l’a vu, l’exemple du
détachement et d’une certaine pauvreté volontaire, et appellent les riches au
partage, comme s’ils savaient que l’égalité économique était impossible à
mettre en œuvre par une simple volonté politique. Ils en appellent donc à la
conscience de chaque individu pour qu’il pratique de lui-même une plus juste
répartition matérielle. »
« C’est ainsi que le théologien protestant Dietrich
Bonhoeffer ) executé en 1945 au camp de concentration de Flossenbürg par les
nazis pour avoir participé à un complot contre Hitler – a parlé du Christ comme
du « Seigneur des irréligieux ». En observant les fidèles de toutes
les religions, nous faisons sans peine le constat que la connaissance des
Ecritures saintes, le lien explicite avec Dieu, l’accomplissement des prières
rituelles et des règles religieuses, peuvent sans doute aider le croyant, mais
qu’ils ne constituent jamais la garantie d’une conduite exemplaire ni d’une vie
bonne. A l’inverse, l’absence de religion n’empêchera pas un homme d’être vrai,
juste et bon. Le message du Christ valide cette observation universelle en lui
donnant un fondement théologique : de manière ultime, adorer Dieu, c’est
aimer son prochain. »
Socrate Jésus Bouddha :
Trois maîtres de vie – Frédéric Lenoir
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