« Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphère
empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié. »
« Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus
ennuyeux despotisme ; c’est à
cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable, pour
qui a vécu dans cette grande république qu’on appelle Paris. La tyrannie de
l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France, qu’aux Etats-Unis
d’Amérique ! »
« Voilà le grand mot qui décide de tout à
Verrières : RAPPORTER DU REVENU. A lui seul il représente la pensée
habituelle de plus des trois quarts des habitants. »
« -Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la
voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un
enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes
de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux
charpentier qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son âme. »
« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient
naturelles quand elle était loin du regard des hommes, madame de Rênal sortait
par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut
près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant,
extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et
avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux,
que l’esprit un peu romanesque de madame de Rênal eut d’abord l’idée que ce
pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M.
le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée,
et qui évidemment n’osait lever la main jusqu’à la sonnette. Madame de Rênal
s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers
la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit
tout près de son oreille :
-Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de
grâce de madame de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné
de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Madame de Rênal avait
répété sa question.
-Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin,
tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Madame de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près
l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu
et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux.
Madame de Rênal regardait les grosses larmes, qui s’étaient arrêtées sur les
joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle
se mit à rire, avec toute la gaîté folle d’une jeune fille ; elle se
moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là
ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui
viendrait gronder et fouetter ses enfants !
-Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le
latin ?
Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un
instant.
-Oui, madame, dit-il timidement.
Madame de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à
Julien :
-Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
-Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
-N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit
silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon
pour eux, vous me le promettez ?
S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement,
et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de
Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit
qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un
bel uniforme. Madame de Rênal de son côté était complètement trompée par la
beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui
frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger
la tête dans le bassin de la fontaine publique. A sa grande joie elle trouvait
l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant
redouté pour ses enfants la dureté et le ton rébarbatif. Pour l’âme si paisible
de madame de de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut
un grand événement. Enfin, elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se
trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et
si près de lui.
-Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez
embarrassée ; de sa vie, une sensation purement agréable n’avait aussi
profondément ému madame de Rênal ; jamais une apparition aussi gracieuse
n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si
soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prêtre sale et
grognon. A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la
suivait timidement. Son air étonné, à l’aspect d’une maison si belle, était une
grâce des plus aux yeux de madame de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses
yeux ; il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit
noir.
-Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s’arrêtant
encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait
heureuse, vous savez le latin ? Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et
dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d’heure.
-Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air
froid, je sais le latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la
bonté de dire mieux que lui.
Madame de Rênal trouva que Julien avait l’air fort
méchant ; il s’était arrêté à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit
à mi-voix :
-N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le
fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons ?
Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit
tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa réputation de latiniste. La
figure de madame de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des
vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien
rougit extrêmement et dit avec un soupir et d’une voix défaillante :
-Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.
Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses
enfants fut tout à fait dissipée, que madame de Rênal fut frappée de l’extrême
beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air
d’embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide
elle-même. L’air mâle que l’on trouve communément nécessaire à la beauté d’un
homme lui eût fait peur.
-Quel âge avez-vous, monsieur ? dit-elle à Julien.
-Bientôt dix-neuf ans.
-Mon fils aîné a onze ans, reprit madame de Rênal tout à
fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison.
Une fois son père a voulu le battre ; l’enfant a été malade pendant toute
une semaine, et cependant c ‘était un bien petit coup. Quelle différence
avec moi pensa Julien. Hier encore, mon père m’a battu. Que ces gens riches
sont heureux ! »
« malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son
âme dans ce moment n’était que celle d’un enfant. »
« L’amour de mademoiselle Elisa avait valu à Julien la
haine d’un des valets. »
« Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d’une joie
pure et toute intellectuelle, étaient synonymes pour elle. »
« -Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas,
reprit Julien en s’arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de
toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez réfléchi. »
« Dans le salon, quelle que fût l’humilité de son
maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle
envers tout ce qui venait chez elle. »
« Vous pourrez faire fortune, mail il faudra nuire aux
misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses
passions : cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir vivre, peut,
pour un laïc, n’être pas absolument incompatible avec le salut ; mais dans
notre état, il faut opter ; il s’agit de faire fortune dans ce monde ou
dans l’autre, il n’y a pas de milieu. »
« Julien avait honte de son émotion ; pour la
première fois de sa vie, il se voyait aimé ; il pleurait avec délices et
alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières. »
« Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait
souvent, il osait lire ; bientôt,
au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond
d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour dans
l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre,
unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois
bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement. »
« Mais cette émotion était un plaisir et non une
passion. En rentrant dans sa chambre, il ne songea qu’à un bonheur, celui de
reprendre son livre favori ; à vingt ans, l’idée du monde et de l’effet à
y produire l’emporte sur tout. »
« Quoi, je perdrais lâchement sept ou huit
années ! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans ; mais à cet âge,
Bonaparte avait fait ses plus grandes choses ! »
« On ne peut aimer sans égalité. »
« Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du
crime. »
« M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du
pays : Donnez-moi les deux plus sots d’entre vous ; aux gens de loi :
Indiquez-moi les deux plus ignares ; aux officiers de santé :
Désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus
effrontés de chaque métier, il leur avait dit : Régnons ensemble. »
« Les âmes qui s’émeuvent ainsi sont bonnes tout au
plus à produire un artiste. »
« -Quoi ! est-il possible que vous ne m’aimiez
plus, lui dit-il, avec un de ces accents du cœur, si difficiles à écouter de
sang-froid. »
« Pourquoi veut-on que je sois aujourd’hui de la même
opinion qu’il y a six semaines ? En ce cas, mon opinion serait mon
tyran. »
« A Paris, on a l’attention de se cacher pour rire,
mais vous êtes toujours un étranger. »
« ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de
penser. »
« On le fit attendre, lui et son témoin, trois grand
quarts d’heure ; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable
d’élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme en redingote rose-orange et
blanc, mis comme une poupée ; ses traits offraient la perfection et
l’insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite, portait
une pyramide de cheveux du plus beau blond. Il étaient frisés avec beaucoup de
soin, pas un cheveu ne dépassait l’autre. C’est pour se faire friser ainsi,
pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre.
La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu’aux pantoufles
brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie noble et vide
annonçait des idées convenables et rares : l’idéal de l’homme aimable,
l’horreur de l’imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité. »
« Julien riait et admirait la pauvreté du duel entre le
pouvoir et une idée. »
« Faites toujours le contraire de ce qu’on attend de
vous. Voilà, d’honneur, la seule religion de l’époque ; ne soyez ni fou,
ni affecté, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et
le précepte ne serait plus accompli. »
« Elle outre toutes les modes : sa robe lui tombe
des épaules… elle est encore plus pâle qu’avant son voyage… Quels cheveux sans
couleur, à force d’être blonds : on dirait que le jour passe à
travers !... Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce
regard ! quels gestes de reine ! »
« mais un des caractères du génie est de ne pas traîner
sa pensée dans l’ornière tracée par le vulgaire. »
« Hé, monsieur, un roman est un miroir qui se promène
sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la
fange des bourbiers de la route. »
« Il rougit jusqu’au blanc des yeux. »
« Elle est étrangère ; c’est un caractère nouveau
à observer. »
« Il se sentait pénétré d’amour jusque dans les replis
les plus intimes de son cœur. »
« J’étais reconnaissant mais j’ai vingt-deux ans… Dans
cette maison, ma pensée n’était comprise que de vous et de cette personne
aimable. »
« Après avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense
et de toucher les distinctions de la cour, 1790 l’avait jeté dans les affreuses
misères des émigrés. Cette durée école avait changé une âme de vingt-deux
ans. »
« Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne
chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais, trois jours après
Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. »
Le Rouge et le Noir
- Stendhal