« Il
n’y a de vrai que la haute culture intellectuelle répandue aujourd’hui dans les
harems de Turquie, et la souffrance qui en résulte.
Cette
souffrance-là, apparue peut-être d’une manière plus frappante à mes yeux
d’étranger, mes chers amis les Turcs s’en inquiètent déjà et voudraient
l’adoucir.
Le
remède, je n’ai, bien entendu, aucune prétention à l’avoir découvert, quand de
profonds penseurs, là-bas, le cherchent encore. Mais, comme eux, je suis
convaincu qu’il existe et se trouvera, car le merveilleux prophète de l’Islam,
qui fut avant tout un être de lumière et de charité, ne peut pas vouloir que
des règles édictées par lui jadis, deviennent, avec l’inévitable évolution du
temps, des motifs de souffrir. »
« Stamboul !
Dans ce seul mot, quel sortilège évocateur !... »
« Et,
comme déjà si souvent en rêve, une silhouette de ville s’esquissa devant ses
yeux qui avaient vu toute la terre, qui avaient contemplé l’infinie diversité
du monde : la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l’unique,
l’incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur
le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon… »
« Combien
la Marmara, revue en souvenir, était plus douce, plus apaisante et endormeuse,
avec ce mystère d’Islam tout autour sur ces rives ! »
« Oh !
là-bas à Stamboul, combien davantage il y avait de passé et d’ancien rêve
humain, persistant à l’ombre des hautes mosquées, des cimetières où les
veilleuses à petite flamme jaune s’allument le soir par milliers pour les âmes
des morts. Oh ! ces deux rives qui se regardent, l’Europe et l’Asie, se
montrant l’une à l’autre des minarets et des palais tout le long du Bosphore,
avec de continuels changements d’aspect, aux jeux de la lumière
orientale ! Auprès de la féerie du Levant, quoi de plus morne et de plus
âpre que ce golfe de Gascogne ! Comment donc y demeurait-il au lieu d’être
là-bas ? Quelle inconséquence de perdre ici les jours comptés de la vie,
quand là-bas était le pays des enchantements légers, des griseries tristes et
exquises par quoi la fuite du temps est oubliée !...
Mais
c’était ici, au bord de ce golfe incolore, battu par les rafales et les ondées
de l’Océan, que ses yeux s’étaient ouverts au spectacle du monde, ici que la
conscience lui avait été donnée pour quelques raisons furtives ; donc, les
choses d’ici, il les aimait désespérément quand même, et il savait bien
qu’elles lui manquaient lorsqu’il était ailleurs.
Alors,
ce matin d’avril, André Lhéry sentit une fois de plus l’irrémédiable souffrance
de s’être éparpillé chez tous les peuples, d’avoir été un nomade sur toute la
terre, s’attachant cà et là par le cœur. Mon Dieu, pourquoi fallait-il qu’il
eût maintenant deux patries : la sienne propre, et puis l’autre, sa patrie
d’Orient ?.... »
« Dans
un lit laqué de blanc, – où de vagues fleurs avaient été esquissées, avec un
mélange de gaucherie primitive et de préciosité japonaise, par quelque
décorateur en vogue de Londres ou de Paris, – la jeune fille dormait
toujours : au milieu d’un désordre de cheveux blonds, tout petit visage,
d’un ovale exquis, d’un ovale tellement pur qu’on eût dit une statuette en
cire, un peu invraisemblable pour être trop jolie ; tout petit nez aux
ailes presque trop délicates, imperceptiblement courbé en bec de faucon ;
grands yeux de madone et très longs sourcils inclinés vers les tempes comme
ceux de la Vierge des Douleurs. Un excès de dentelles peut-être aux draps et
aux oreillers, un excès de bagues étincelantes aux mains délicates, abandonnées
sur la couverture de satin, trop de richesse, eût-on dit chez nous, pour une
enfant de cet âge ; à part cela, tout répondait bien, autour d’elle, aux
plus récentes conceptions de notre luxe occidental. Cependant il y avait aux
fenêtres ces barreaux de fer, et puis ces quadrillages de bois, – choses
scellées, faites pour ne jamais s’ouvrir, – qui jetaient sur cette élégance
claire un malaise, presque une angoisse de prison. »
« Sur
un petit bureau laqué de blanc, une bougie oubliée brûlait encore, parmi des
feuillets manuscrits, des lettres toutes prêtes dans des enveloppes aux
monogrammes dorés. Il y avait là aussi du papier à musique sur lequel des notes
avaient été griffonnées, comme dans la fièvre de composer. Et quelques livres
traînaient parmi de frêles bibelots de Saxe : le dernier de la comtesse de
Noailles, voisinant avec des poésies de Baudelaire et de Verlaine, la
philosophie de Kant et celle de Nietzsche… Sans doute, une mère n’était point
dans cette maison pour veiller aux lectures, modérer le surchauffage de ce
jeune cerveau. »
« Et
jamais à ce point elle ne s’était sentie prisonnière et révoltée, avide
d’indépendance, d’espace, de courses par le monde inconnu… »
« Malgré
la tristesse d’un tel enfermement, on l’aimait, ce jardin, parce qu’il était
très vieux, avec de la mousse et du lichen sur ses pierres, parce qu’il avait
des allées envahies par l’herbe entre leurs bordures de buis, un jet d’eau dans
un bassin de marbre à la mode ancienne, et un petit kiosque tout déjeté par le
temps, pour rêver à l’ombre sous les platanes noueux, tordus, pleins de nids
d’oiseaux. Il avait tout cela, ce jardin d’autrefois, surtout il avait comme
une âme nostalgique et douce, une âme qui peu à peu lui serait venue avec les
ans, à force de s’être imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, de
nostalgies de jeunes beautés doucement captives. »
« Enfin
parut cette dadi, plus imprévue encore dans une telle chambre que le verset du
Coran brodé en lettres d’or au-dessus du lit : visage tout noir, tête
enveloppée d’un voile lamé d’argent, esclave éthiopienne s’appelant Kondja-Gul
(Bouton de rose). Et la jeune fille se mit à lui parler dans une langue
lointaine, une langue d’Asie, dont s’étonnaient sûrement les tentures, les
meubles et les livres. »
« la
jeune fille souffrait plutôt de cet usage de son pays qui veut qu’on n’ait
jamais de verrou à sa porte »
« La
lourde porte s’ouvrit ; elles se trouvèrent dehors, sur une colline, au
clair soleil de onze heures, devant un bois funéraire, planté de cyprès et de
tombes aux dorures mourantes, qui dévalait en pente douce jusqu’à un golfe
profond chargé de navires. »
« Rien
ne semblait en ruine, de cette profusion de minarets et de dômes groupés dans
l’air du matin, et cependant il y avait sur tout cela on ne sait quelle
indéfinissable empreinte du temps ; malgré la distance et l’un peu
éblouissante lumière, la vétusté s’indiquait extrême. Les yeux ne s’y
trompaient point : c’était un fantôme, un majestueux fantôme du passé,
cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre, si sveltes,
si élancés qu’on s’étonnait de leur durée. »
« – C’est
kif-kif bourricot, – appuyait une autre, une petite rousse au teint de lait,
aux yeux narquois, dont l’institutrice avait fréquenté l’Algérie. »
« Et,
dans un coin, deux négresses esclaves, en costume asiatique, assises sans
façon, se chantaient des airs de leur pays, scandés sur un petit tambourin
qu’elles tapaient en sourdine. (Nos farouches démocrates d’Occident pourraient
venir prendre des leçons de fraternité dans ce pays débonnaire, qui ne reconnaît
en pratique ni castes ni distinctions sociales, et où les plus humbles
serviteurs ou servantes sont toujours traités comme gens de la famille.) »
« Chez les
femmes turques d’aujourd’hui, il y a une telle solidarité de révolte contre le
régime sévère des harems, qu’elles ne se trahissent jamais entre elles ;
le manquement fût-il grave, au lieu d’être innocent comme cette fois, ce serait
toujours même discrétion, même silence. On se serra
pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, y compris mademoiselle Bonneau de
Saint-Miron, en se tiraillant le papier. »
« Il fallait entendre comment était
dit ce mot Pérote (habitante du quartier de Péra). Rien que dans la
façon de le prononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d’Osmanlis
pour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dont le Pérote
représente le prototype.
– Ce pauvre Lhéry, – ajouta
Kerimé, l’une des jeunes invitées, – il retarde !… Il en est sûrement
resté à la Turque des romans de 1830 : narguilé, confitures et divan tout
le jour. »
« elles l’aimaient pour
avoir parlé avec amour de leur Turquie, et avec respect de leur Islam. »
« On parlait
allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou anglais, car ces
petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou Shakespeare dans le texte
original. Plus cultivées que ne le sont chez nous la moyenne des jeunes filles
du même monde, à cause de la séquestration sans doute et des longues soirées
solitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués
modernes ; en musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour
César Franck ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d’Indy.
Peut-être aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences
mentales de leurs ascendantes ; dans leur cerveau, composé de matière
neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain vierge,
les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses. »
« d’habitude
elle venait trois fois par semaine enseigner à Mélek la littérature arabe et
persane. Il va sans dire, pas de leçon aujourd’hui, veille de mariage, jour où
les cervelles étaient à l’envers. Mais quand elle eut relevé son voile en
cagoule et montré sa jolie figure grave, la conversation tomba sur les vieux
poètes de l’Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du « Pays
des roses », de Saadi. »
« le harem
de nos jours, c’est tout simplement la partie féminine d’une famille constituée
comme chez nous, – et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les
voiles épais pour la rue, et l’impossibilité d’échanger une pensée avec un
homme, s’il n’est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérance le
cousin très proche avec qui l’on a joué étant enfant. »
« Pendant
cette suprême journée qui lui restait, elle voulait se préparer comme pour la
mort, ranger ses papiers et mille petits souvenirs, brûler surtout, brûler par
crainte des regards de l’homme inconnu qui serait dans quelques heures son
maître. La détresse de son âme était sans recours, et son effroi, sa rébellion allaient
croissant. »
« elle charmait
par son délicieux petit visage, par sa grâce, par son luxe, et aussi par cet
air qu’aucune autre n’eût imité, cet air à la fois vindicatif et doux, à la
fois très timide et très hautain. »
« elle s’était
adonnée passionnément à l’étude. Et cela avait duré jusqu’à ses vingt-deux ans
aujourd’hui près de sonner, cette ardeur à tout connaître, à tout approfondir,
littérature, histoire ou transcendante philosophie. Parmi tant de jeunes
femmes, ses amies, supérieurement cultivées aussi dans la séquestration
propice, elle était devenue une sorte de petite étoile dont on citait
l’érudition, les jugements, les innocentes audaces, en même temps que l’on
copiait ses élégances coûteuses ; surtout elle était comme le porte-drapeau
de l’insurrection féminine contre les sévérités du harem. »
« Mais, depuis
environ deux années, cette langue française, qu’elle soignait et épurait le
plus possible, était à l’intention d’un lecteur imaginaire. (Un journal de
jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel, fictif
nécessairement s’il s’agit d’une femme turque.) Et le lecteur ici était un
personnage lointain, lointain, pour elle à peu près inexistant : le
romancier André Lhéry !… Tout s’écrivait maintenant pour lui seul, en
imitant même, sans le vouloir, un peu sa manière ; cela prenait forme de
lettres à lui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l’illusion de
le connaître, on l’appelait par son nom : André, tout court, comme un vrai
ami, un grand frère. »
« Quelque chose
restera toujours en moi de la fille des libres espaces, qui jadis galopait à
cheval au cliquetis des armes, ou dansait dans la lumière au tintement des ses
ceintures d’argent.
« Et, malgré tout le vernis de la
culture européenne, quand mon âme nouvelle, dont j’étais fière, mon âme d’être
qui pense, mon âme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont les
souvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissent impérieux,
colorés et brillants ; ils me montrent une terre lumineuse, un paradis
perdu, auquel je ne puis plus ni ne voudrais retourner ; un village
circassien, bien loin, au-delà de Koniah, qui s’appelle Karadjiamir. »
«Les
jeunes filles circassiennes ne sont pas voilées. »
« Il
n’en restait pas moins l’adversaire, le maître imposé qui jamais ne serait
admis dans l’intimité de son âme. »
« Pourtant,
quelle immobilité sereine, quel calme fataliste et résigné, dans ses
entours ! Un parfum d’aromates montait de ce grand bois funéraire, si
tranquille devant ses fenêtres, – parfum de la vieille terre turque immuable,
parfum de l’herbe rase et des très petites plantes qui s’étaient chauffées
depuis le matin au soleil d’avril. »
« (En Turquie,
on n’a pas l’effroi des morts, on ne s’en isole point ; au cœur même des
villes, partout, on les laisse dormir.) »
« Il leur
arrivait aussi de passer leurs doigts au-dehors, par les trous du quadrillage,
comme les captives s’amusent toujours à faire, et une folle envie les prenait
de voyager, de connaître le monde, – ou rien que de se promener une fois, par
une belle nuit comme celle-ci, dans les rues de Constantinople, – ou même
seulement d’aller jusque dans ce cimetière, sous leur fenêtre… Mais, le soir,
une musulmane n’a point le droit de sortir… »
« Dans ce calme
oriental, que ne connaissent point nos villes, un seul bruit de temps en temps
s’élevait, bruit caractéristique des nuits de Constantinople, bruit qui ne
ressemble à aucun autre, et que les Turcs des siècles antérieurs ont dû
connaître tout pareil : tac, tac, tac, tac ! sur les vieux
pavés ; un tac, tac, amplifié par la sonorité funèbre des rues où ne
passait plus personne. »
« comme presque
toutes les femmes turques, elle avait une voix chaude un peu tragique, et
qu’elle faisait vibrer avec passion, surtout dans ses belles notes graves. »
« Madame
Husnugul, moitié dame de compagnie, moitié surveillante et espionne de la
jeunesse, était devenue le bras droit de la vieille maîtresse de céans ;
d’ailleurs bien élevée, elle faisait maintenant des visites pour son propre
compte chez les dames du voisinage ; elle était admise, tant on est
indulgent et égalitaire en Turquie, même dans le meilleur monde. Quantité de
familles à Constantinople ont ainsi dans leur sein une madame Husnugul, – ou
Gulchinasse (Servante de rose), ou Chemsigul (Rose solaire), ou Purkiémal (La
parfaite), ou autre chose dans ce genre, – qui est toujours un fléau. »
« il disait
cette phrase, aussi douce que celles de l’Évangile : « Mes péchés
sont grands comme les mers, mais ton pardon plus grand encore, ô
Allah ! »
« Zeyneb
cependant, qui ne dormait pas non plus, parla tout bas. Elle venait de se
rappeler qu’on était à certain jour de la semaine nommé par les Turcs
Bazar-Guni (correspondant à notre dimanche) et où l’on doit, à la veillée,
prier pour les morts, ainsi qu’à la veillée du Tcharchembé (qui correspond à
notre jeudi). »
« elles étaient
comme la plupart des musulmanes de leur génération et de leur monde, touchées
et flétries par le souffle de Darwin, de Schopenhauer et de tant
d’autres. »
« Dieu aime tous
ceux qui ont une religion. Mais vous, vous êtes ces vraies infidèles
dont le Prophète avait si sagement prédit que les temps viendraient. »
Infidèles, oui, elles l’étaient, sceptiques et désespérées bien plus que la
moyenne des jeunes filles de nos pays. Mais cependant, prier pour les morts
leur restait un devoir auquel elles n’osaient point faillir, et d’ailleurs un
devoir très doux : même pendant leurs promenades d’été, dans ces villages
du Bosphore qui ont des cimetières exquis, à l’ombre des cyprès et des chênes,
il leur arrivait de s’arrêter et de prier, sur quelque pauvre tombe
inconnue. »
« comme c’est la
règle en Orient, dans le monde, il s’efforce de la conquérir avant de la
posséder. (Car, si le mariage musulman est brusque et insuffisamment consenti avant
la cérémonie, après en revanche il a des ménagements et des pudeurs qui
ne sont guère dans nos habitudes occidentales.) »
« Bientôt,
dans la maison, un vacarme d’enfer. Des portes qui s’ouvrent et qui se ferment,
des pas empressés, des bruits de traînes de soie. »
« Elle se coiffe
elle-même, passe fiévreusement sa robe garnie de fleurs d’oranger, qui a trois
mètres de queue, met ses diamants, son voile et les longs écheveaux de fils
d’or à sa coiffure… Il est une seule chose qu’elle n’a pas le droit de
toucher : son diadème.
« Ce lourd diadème de brillants,
qui remplace chez nous le piquet de fleurs des Européennes, l’usage veut que,
pour le placer, on choisisse parmi les amies présentes une jeune femme ne
s’étant mariée qu’une fois, n’ayant pas divorcé, et notoirement heureuse en
ménage. Elle doit, cette élue, dire d’abord une courte prière du Coran,
puis couronner de ses mains la nouvelle épouse, en lui présentant ses vœux de
bonheur, et en lui souhaitant surtout que pareil couronnement ne lui arrive
qu’une fois dans la vie. (En d’autres termes, – vous comprenez bien, André,
– ni divorce, ni remariage.) »
« Si
dans l’avenir tu es appelée à souffrir comme je souffre, il me semblera que
c’est ma faute, mon crime… » Alors, celle-là aussi, en apparence la plus
heureuse de toutes, celle-là aussi, en détresse !… »
« Le remercier,
quand au fond de moi-même je le maudis !… Oh ! c’était donc possible,
cette chose affreuse : sentir tout à coup que l’on en veut mortellement à
l’être qu’on a le plus chéri !… Oh ! la minute atroce, celle où l’on
passe de l’affection la plus tendre à de la haine toute pure… Et je souriais
toujours, André, parce que ce jour-là, il faut sourire… »
« un flot de
gazes légères, de pierreries, d’épaules nues ; pas un voile sur ces
visages, ni sur ces chevelures endiamantées ; tous les tcharchafs sont
tombés dès la porte ; on dirait une foule d’Européennes en toilette du
soir, – et le marié, qui n’a jamais vu et ne reverra jamais pareille chose, me
semble troublé malgré son aisance, seul homme perdu au milieu de cette marée
féminine, et point de mire de tous ces regards qui le détaillent. Il a
fini, lui ; mais moi, j’en ai pour toute la journée à faire la bête rare
et curieuse, sur mon siège de parade. »
« Toutes ces Turques,
invisibles aux hommes, sont si fines, élégantes, gracieuses, souples comme des
chattes, – j’entends les Turques de la génération nouvelle,
naturellement ; – les moins bien ont toujours quelques choses pour
elles ; toutes sont agréables à regarder. Il y a aussi les vieilles 1320,
évoluant parmi cette jeunesse aux yeux délicieusement mélancoliques ou
tourmentés, les bonnes vieilles si étonnantes à présent, avec leur visage
placide et grave, leur magnifique chevelure nattée que le travail intellectuel
n’a point éclaircie, leur turban de gaze brodé de fleurettes au crochet, et
leurs lourdes soies, toujours achetées à Damas pour ne pas faire gagner les
marchands de Lyon qui sont des infidèles… »
« « À
quatre heures, arrivée des dames européennes : ça, c’est l’épisode le plus
pénible de la journée. On les a retenues longtemps au buffet, mangeant des
petits fours, buvant du thé ou même fumant des cigarettes ; mais les voilà
qui s’avancent en cohorte vers le trône de la bête curieuse. »
« Pour comble,
ma voyageuse à moi, celle que le destin me réservait en partage, est une
journaliste, qui a gardé aux mains ses gants sales du paquebot :
indiscrète, fureteuse, avide de copie pour une feuille nouvellement lancée,
elle me pose les questions les plus stupéfiantes, avec un manque de tact
absolu. Mon humiliation n’a plus de bornes. »
« Je souris
quand même, puisque c’est la consigne ; mais il me semble que ces
pimbêches me giflent au sang sur les deux joues… »
« À côté des
admirables soies asiatiques étalées par les grand-mères, quantité de robes
parisiennes qui semblent encore plus diaphanes ; on les dirait faites de
brouillard bleu ou de brouillard rose ; toutes les dernières créations
de vos grands couturiers (pour parler comme ces imbéciles-là), portées à ravir
par ces petites personnes, dont les institutrices ont fait des Françaises, des
Suissesses, des Anglaises, des Allemandes, mais qui s’appellent encore Kadidjé,
ou Chéref, ou Fatma, ou Aïché, et qu’aucun homme n’a jamais aperçues. »
« Quant à moi,
il ne me semble plus, comme j’en avais le sentiment ce matin, que l’on
ensevelit aujourd’hui ma jeunesse. »
« Il faudra
creuser cette idée, ma chérie ; un Lunois, tant qu’à faire, il me semble
que, pour une petite maboul comme toi, ce serait plus indiqué. »
« Parmi les
jeunes Turques assises à ma table, – presque toutes d’une taille moyenne, d’une
grâce frêle, avec des yeux bruns, – les quelques dames du palais impérial qui
sont venues, les « Saraylis », se distinguent par leur stature de
déesse, leurs admirables épaules et leurs yeux couleur de mer : des
Circassiennes encore, celles-ci, des Circassiennes de la montagne ou des
champs, filles de laboureur ou de berger, achetées toutes petites pour leur
beauté, ayant fait leurs années d’esclavage dans quelque sérail, et puis d’un
coup de baguette devenues grandes dames avec une grâce stupéfiante, pour avoir
épousé tel chambellan ou tel autre seigneur. Elles ont des regards de pitié,
les belles Saraylis, pour les petites citadines au corps fragile, aux yeux
cernés, au teint de cire, qu’elles nomment les « dégénérées » ;
c’est leur rôle, à elles et à leurs milliers de sœurs que l’on vient vendre ici
tous les ans, leur rôle d’apporter, dans la vieille cité fatiguée, le trésor de
leur sang pur. »
« Pour serrer
les papiers, elle ne se fit point prier, – vite les serrer à clef dans un
tiroir, – car une autre personne venait d’apparaître à la porte du salon, une
qui lisait le français et qui avait le regard perçant : la belle Durdané
(Grain de perle), cousine d’Hamdi-Bey, récemment divorcée, et en visite dans la
maison depuis avant-hier. Des yeux au henneh, des cheveux au henneh, un trop
joli visage, avec un mauvais sourire. En elle, la petite mariée avait déjà
pressenti une perfide. Inutile de lui recommander, à celle-là, de soigner son
aspect pour l’arrivée d’Hamdi, car elle était la coquetterie même, devant son
beau cousin surtout. »
« Or, voici
qu’elle sentait pour la première fois un désir inavoué de sa présence, – et la
honte de désirer quelque chose de cet homme lui faisait monter dans l’âme une
poussée nouvelle de révolte et de haine… »
« S’il avait
hésité, c’est parce que d’abord toute position officielle représente une
chaîne, et qu’il était jaloux de rester libre ; c’est aussi parce que,
deux ans loin de son pays, cela lui semblait bien plus long que jadis, au temps
où presque toute la vie était en avant de sa route ; c’est enfin et
surtout parce qu’il avait peur d’être désenchanté par la Turquie nouvelle. »
« Le costume des
femmes turques n’était plus le même qu’à son premier séjour : c’est là une
des choses qui l’avaient frappé d’abord. Au lieu du voile blanc d’autrefois,
qui laissait voir les deux yeux et qu’elles appelaient yachmak, au lieu
du long camail de couleur claire qu’elles appelaient féradjé, maintenant
elles portaient le tcharchaf, une sorte de domino presque toujours noir,
avec un petit voile également noir retombant sur le visage et cachant tout,
même les yeux. Il est vrai, elles le relevaient parfois, ce petit voile, et
montraient aux passants l’ovale entier de leur figure, – ce qui semblait à
André Lhéry une subversive innovation. À part cela, elles étaient toujours les
mêmes fantômes, que l’on coudoie partout, mais avec qui la moindre
communication est interdite et que l’on ne doit pas même regarder ; les
mêmes cloîtrées dont on ne peut rien savoir ; les inconnaissables, – les
inexistantes, pourrait-on dire : d’ailleurs, le charme et le mystère de la
Turquie. André Lhéry, jadis, par une suite de hasards favorables, impossibles à
rencontrer deux fois dans une existence, avait pu, avec la témérité d’un enfant
qui ignore le danger, s’approcher de l’une d’elles, – si près qu’il lui avait
laissé un morceau de son âme, accrochée. Mais cette fois, renouveler
l’aventure, il n’y songeait même point, pour mille raisons, et les regardait
passer comme on regarde les ombres ou les nuages… »
« Et
c’était elle, la petite Circassienne au corps aujourd’hui anéanti dans la
terre, qui avait gardé le pouvoir de jeter un enchantement sur ce pays, elle
qui était cause de tout, et qui, à cette heure, triomphait. »
« Une tristesse
d’universelle mort, ce jour-là, émanait des choses terrestres, descendait du
ciel obscur, sortait de partout, une tristesse insoutenable, une tristesse à
pleurer. »
« Les pierres
tombales en Turquie sont des espèces de bornes, coiffées de turbans ou de
fleurs, qui de loin prennent vaguement l’aspect humain, qui ont l’air d’avoir
une tête et des épaules ; aux premiers temps elles se tiennent debout,
bien droites, mais les siècles, les tremblements de terre, les pluies viennent les
déraciner ; elles s’inclinent alors en tous sens, s’appuient les unes
contre les autres comme des mourantes, finissent par tomber sur l’herbe où
elles restent couchées. Et ces très anciens cimetières, où André passait,
avaient le morne désarroi des champs de bataille au lendemain de la
défaite. »
« Et elle
demeurait couchée là depuis des années, la petite Circassienne jadis un peu
confiante en le retour de son ami, là depuis des étés, des hivers, et là pour
jamais, se désagrégeant seule dans le silence, seule durant les longues nuits
de décembre, sous les suaires de neige. À présent même, elle devait n’être plus
rien… Il songeait avec terreur à ce qu’elle pouvait bien être encore, si près
de lui sous cette couche de terre : oui, plus rien sans doute, quelques os
qui achevaient de s’émietter, parmi les racines profondes, et cette sorte de
boule, plus résistante que tout, qui représente la tête, le coffret rond où
avaient habité son âme, ses chères pensées…Vraiment les brisures de cette tombe
augmentaient son attachement désolé et son remords, ne lui étaient plus
tolérables ; la laisser ainsi, il ne s’y résignait pas… Étant presque du
pays, il savait quelles difficultés, quels dangers offrait l’entreprise :
un chrétien toucher à la tombe d’une musulmane, dans un saint cimetière… À
quelles ruses de malfaiteur il faudrait recourir, malgré l’intention
pieuse !… »
« Il
faut avoir vécu en Orient pour comprendre l’émotion étonnée d’André, et toute
la nouveauté de son amusement, à s’avancer ainsi vers des Turques voilées, alors
qu’il s’était habitué depuis toujours à considérer cette classe de femmes comme
absolument inapprochables… Était-ce réellement possible ! Elles l’avaient
appelé, elles l’attendaient, et on allait se parler !… »
« Elles avaient
au moins double voile sur la figure ; c’étaient trois énigmes en deuil,
trois Parques impénétrables. »
« – Nous
vivons avec vos livres, ajouta la seconde. »
« Et,
le vent ayant presque soulevé les voiles d’une figure, il surprit un dessous de
menton et le haut d’un cou, choses qui vieillissent le plus vite chez la femme,
et qui là étaient adorablement jeunes, sans l’apparence d’un pli. »
« – Des âmes,
vous entendez bien ; nous resterons pour vous des âmes, sans
plus ; trois pauvres âmes en peine, qui ont besoin de votre amitié. »
« Et
puis surtout vous avez bien senti, nous en sommes sûres, que ces paquets sans
forme ni grâce n’étaient point des femmes, ainsi que nous vous le disions
nous-mêmes, mais des âmes, une âme : celle de la musulmane
nouvelle, dont l’intelligence s’est affranchie, et qui souffre, mais en aimant
la souffrance libératrice, et qui est venue vers nous, son ami d’hier. »
« Essayez, par
exemple, d’extérioriser aujourd’hui votre cœur jusqu’à lui faire sentir
l’amertume de cette souffrance suprême qui est la nôtre : ne pouvoir aimer
qu’un rêve. »
« Voilà
le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie, l’année 1322 de l’hégire. Notre
éducation actuelle a amené ce dédoublement de notre être. »
« Irrémédiablement
atteintes, presque en même temps, dans leur prime jeunesse, déflorées, lasses,
devenues comme des épaves de la vie, elles avaient cependant pu reprendre et
resserrer, dans l’infini découragement, leur intimité de sœurs. »
« Son âge… Il
n’en a pas… Ça varie de vingt ans d’une heure à l’autre… Avec les recherches
excessives de sa personne, il arrive encore à donner l’illusion de la jeunesse,
surtout si on réussit à l’amuser, car il a un rire et des gencives d’enfant…
Même des yeux d’enfant, je les lui ai vus dans ces moments-là… Autrement,
hautain, poseur, et moitié dans la lune… Il s’est acquis déjà la plus mauvaise
presse qu’il soit possible… »
« Très vite,
depuis la folle équipée de Tchiboukli le printemps était arrivé, ce printemps
brusque, enchanteur et sans durée qui est celui de Constantinople. L’interminable
vent glacé de la Mer Noire venait de faire trêve tout d’un coup. Alors on avait
eu comme la surprise de découvrir que ce pays, aussi méridional en somme que le
centre de l’Italie ou de l’Espagne, pouvait être à ses heures délicieusement
lumineux et tiède. Sur le Bosphore, sur les quais de marbre des palais ou sur
les vieilles maisonnettes de bois qui trempent dans l’eau, c’était une immense
et soudaine griserie de soleil. Et Stamboul, dans l’air devenu sec et limpide,
reprenait son indicible langueur orientale ; le peuple turc, rêveur et
contemplatif, recommençait de vivre dehors, assis devant les milliers de petits
cafés silencieux autour des saintes mosquées, près des fontaines, sous les
treilles aux pampres frais, sous les glycines, sous les platanes ; des
narguilés par myriades, le long des rues, exhalaient leur fumée enjôleuse, et
les hirondelles déliraient de joie autour des nids. »
« C’était devant
la mosquée de Mehmed-Fatih, sur une grande place des vieux siècles, où les
Européens ne fréquentent jamais, et c’était au moment où les muezzins
chantaient, comme juchés dans le ciel, tout au bout des gigantesques fuseaux de
pierre que sont les minarets : voix presque lointaines, à force d’être
au-dessus des choses terrestres, d’être perdues dans ces limpidités bleues d’en
haut. »
« de son temps,
à celle-là, deux épouses dans une maison, ou trois, ou même quatre, pourquoi
pas ? C’est d’Europe, qu’était venue, – comme les institutrices et
l’incroyance, – cette mode nouvelle de n’en vouloir qu’une !… »
« Dans le
vestibule, elle trouva, comme elle s’y attendait, une trentaine de petites
fées, – des toutes jeunes esclaves, des merveilles de beauté et de grâce, –
vêtues pareillement comme des sœurs et alignées en deux files pour la
recevoir ; après un grand salut d’ensemble, les petites fées s’abattirent
sur elle, comme un vol d’oiseaux caressants et légers, et l’entraînèrent dans
le « salon des yachmaks », où chaque dame doit entrer d’abord pour
quitter ses voiles. Là, en un clin d’œil, avec une adresse consommée, les fées,
sans mot dire, lui eurent enlevé ses mousselines enveloppantes, qui étaient
retenues par d’innombrables épingles, et elle se trouva prête, pas une mèche de
ses cheveux dérangée, sous le turban de gaze impondérable qui se pose en
diadème très haut, et qui est de rigueur à la cour, les princesses du sang
ayant seules le droit d’y paraître tête nue. L’aide de camp vint ensuite la
saluer et la conduire dans un salon d’attente ; une femme, bien entendu,
cet aide de camp, puisqu’il n’y a point d’hommes chez une sultane ; une
jeune esclave circassienne, toujours choisie pour sa haute taille et son
impeccable beauté, qui porte jaquette de drap militaire à aiguillettes d’or,
longue traîne, relevée dans la ceinture, et petit bonnet d’officier galonné
d’or. »
« (On entend
ainsi l’esclavage, en Turquie, et plus d’une épouse de nos socialistes
intransigeants pourrait venir avec fruit s’éduquer dans les harems, pour
ensuite traiter sa femme de chambre, ou son institutrice, comme les dames
turques traitent leurs esclaves.) »
« Celui qui
venait d’apparaître à cette porte était l’homme sur terre le plus
inconnaissable pour la masse des âmes occidentales, le Khalife aux
responsabilités surhumaines, l’homme qui tient dans sa main l’immense Islam et
doit le défendre, aussi bien contre la coalition inavouée des peuples chrétiens
que contre le torrent de feu du Temps ; l’homme qui, jusqu’au fond des
déserts d’Asie, s’appelle « l’ombre de Dieu ». »
« J’ai
eu beau faire, je ne m’appartiens plus complètement, puisque je demeure
entachée par ce souvenir. »
« Partout
alentour régnaient cette immobilité, cette indifférence à la fuite du temps,
cette sagesse résignée et très douce, qui ne se trouvent qu’en pays d’Islam,
dans le rayonnement isolateur des mosquées saintes et des grands cimetières. »
« Ils
montaient, sans sortir pour cela des cimetières infinis, qui couvrent toutes
les hauteurs d’Eyoub. Et, peu à peu, un horizon de Mille et une Nuits se
déployait alentour ; on allait bientôt revoir tout Constantinople qui
surgissait dans les lointains, au-dessus de l’enchevêtrement des branches,
comme pour monter avec eux. »
« En Turquie, où les morts sont
entourés de tant de respect, on n’hésite pas à s’installer au-dessus d’eux,
même sur leurs marbres, et beaucoup de cimetières sont des lieux de promenade
et de station à l’ombre, comme chez nous les jardins et les squares. »
« Donc,
voici. « Néchédil » s’appelle Zeyneb : le nom d’une dame pieuse
et sage, qui jadis à Bagdad enseignait la théologie ; et cela lui va très
bien… »
« Près d’André,
elle se posait gravement, sans faire mine de relever ses voiles :
– Comment, mais vous allez
rester ainsi, toute noire, sans visage ?
– Bien entendu ! En
silhouette. Les âmes, vous savez, n’ont pas besoin d’avoir une figure… »
« Si Stamboul était
sombre, en revanche les quartiers qui s’étageaient sur la rive opposée,
Khassim-Pacha, Tershané, Galata, avaient l’air de s’incendier, et même le banal
Péra, perché tout en haut et enveloppé de rayons couleur de cuivre, jouait son
rôle dans cet émerveillement des fins de jour. Il n’y a guère d’autre ville au
monde, qui arrive à se magnifier ainsi, dans les lointains et les éclairages
propices, pour produire tout à coup grand spectacle et apothéose. »
« une glycine y
formait berceau, une de ces glycines comme on n’en voit qu’en Orient, avec des
branches aussi grosses que des câbles de navire, et ses milliers de grappes
commençaient à se teinter de violet tendre. »
« Et en bas, la
porte était verrouillée, et cela se passait au cœur du Vieux-Stamboul, et dans
quelle mystérieuse demeure !… Il se demandait, avec une petite frayeur,
pour lui si amusante : « Qu’est-ce que je fais ici ? » Tout
le côté enfant de sa nature, tout le côté encore avide de sortir de soi-même,
encore amoureux de se dépayser et changer, était servi au-delà de ses
souhaits. »
« – Mais
vous reviendrez… et nous nous reverrons ?…
À quoi Djénane répondit par ce
mot imprécis et fataliste, que les Orientaux appliquent à toutes les choses de
l’avenir : « Inch’Allah !… » »
« Non, je vous assure,
cela me gêne, cela m’intimide et m’éloigne. Au moins, faites une chose ;
confiez-moi vos portraits, dévoilées… »
« C’est de notre
part, cette prière, dit Djénane, et de la part de toutes nos sœurs de Turquie…
Monsieur Lhéry, prenez notre défense ; écrivez un livre en faveur de la
pauvre musulmane du XXe siècle !… Dites-le au monde, puisque
vous le savez, que, à présent, nous avons une âme ; que ce n’est plus
possible de nous briser comme des choses… Si vous faites cela, nous serons des
milliers à vous bénir… Voulez-vous ? »
« Et il
s’habituait peu à peu à ce qu’elles n’eussent point de visage. Pour lui
apporter le feu de ses cigarettes ou lui servir la tasse microscopique où se
boit le café turc, elles allaient, venaient autour de lui, élégantes, légères,
exaltées, mais toujours fantômes noirs, – et, quand elles se courbaient, leur
voile de figure pendait comme une longue barbe de capucin que l’on aurait
ajoutée par dérision à ces êtres de grâce et de jeunesse. »
« « Les
Désenchantées », répéta Djénane avec lenteur. On est désenchanté de la vie
quand on a vécu ; mais nous au contraire qui ne demanderions qu’à
vivre !… Ce n’est pas désenchantées, que nous sommes, c’est annihilées,
séquestrées, étouffées…
– Eh bien ! voilà, je
l’ai trouvé, le titre, s’écria la petite Mélek, qui n’était pas du tout
sérieuse aujourd’hui. Que diriez-vous de : « Les
Étouffées » ? Et puis, ça peindrait si bien notre état d’âme sous les
voiles épais que nous mettons pour vous recevoir, monsieur Lhéry ! Car vous
n’imaginez pas ce que c’est pénible de respirer là-dessous !… »
« Voici comment je
l’entendais. Rappelez-vous les belles légendes du vieux temps, la Walkyrie qui
dormait dans son burg souterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui
dormait dans son château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisa
l’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, les musulmanes,
vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquille sommeil, gardées par les
traditions et les dogmes !… Mais soudain le mauvais enchanteur qui est le
souffle d’Occident, a passé sur vous et rompu le charme, et toutes en même
temps vous vous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à la
souffrance de savoir… »
« Djénane
Tewfik-Pacha, une des fleurs d’élégance de la jeune Turquie. »
« Une femme
turque, vous savez bien que, pour nous, ça n’existe pas ! Non, mais j’ai
remarqué ce coupé, très comme il faut, que je rencontre souvent… »
« Pourtant, de
combien d’efforts, de sacrifices et de douleurs ne l’avons-nous pas payé, cet
affranchissement-là ? Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous,
l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute a pu se
développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait. Vous ne pouvez pas
comprendre… »
« Vous
connaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et des pans qui
traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pour marcher. Les nôtres
furent roses, vertes, jaunes : teintes qui sont devenues mortes comme
celles des fleurs que l’on conserve entre les feuillets d’un livre ;
teintes qui semblent n’être plus que des reflets sur le point de s’en
aller. »
« Comme il se
sentait l’âme très turque, par ce beau soir de limpidité tiède, où bientôt la
pleine lune allait rayonner toute bleue sur la Marmara, il revint à Stamboul
quand la nuit fut tombée et monta au cœur même des quartiers musulmans, pour
aller s’asseoir dehors, sur l’esplanade qui lui était redevenue familière,
devant la mosquée de Sultan-Fatih. »
« Il a fallu
choisir des hommes au gosier rare, pour se faire entendre du haut de si
prodigieux minarets ; on ne perd pas un son ; rien de ce qu’ils
disent en chantant ne manque de descendre sur nous, précis, limpide et
facile… »
« C’est elle,
cette voix, qui règle les deux mille prières de tous ces hommes
attentifs ; à son appel, d’abord ils tombent à genoux ; ensuite, se
prosternent en humilité plus grande, et enfin se jettent le front contre terre,
tous en même temps d’un régulier mouvement d’ensemble, comme fauchés à la fois
par ce chant triste et pourtant si doux, qui passe sur leurs têtes, qui s’affaiblit
par instants jusqu’à n’être qu’un murmure, mais qui remplit quand même la nef
immense. »
« Oh !
puissent Allah et le Khalife protéger et isoler longtemps le peuple turc
religieux et songeur, loyal et bon, l’un des plus nobles de ce monde, et
capable d’énergies terribles, d’héroïsmes sublimes sur les champs de bataille,
si la terre natale est en cause, ou si c’est l’Islam et la foi ! »
« Nous ne vous
oublierons jamais parce que vous nous avez témoigné un peu de sympathie
affectueuse, sans même savoir si nous sommes belles ou bien des vieilles
masques ; vous vous êtes intéressé à cette meilleure partie de nous-mêmes,
notre âme, que nos maîtres jusqu’ici avaient toujours considérée comme
négligeable ; vous nous avez fait entrevoir combien pouvait être précieuse
une pure amitié d’homme. »
« Nous vivons
des jours gris perle, ouatés d’un éternel duvet qui nous donne la nostalgie des
cailloux et des épines. »
« Il avait
souhaité cela depuis bien longtemps, pouvoir recommander la tombe de Nedjibé à
quelqu’un d’ici qui en aurait soin ; surtout il avait fait ce rêve, en
apparence bien irréalisable, de la confier à des femmes turques, sœurs de la
petite morte par la race et par l’Islam. »
« Sur les pavés,
des chiens, tous fauves, dormaient par tribus, roulés en boule, – de ces chiens
de Turquie, aussi débonnaires que les musulmans qui les laissent vivre, et
incapables de se fâcher même si on leur marche dessus, pour peu qu’ils
comprennent qu’on ne l’a pas fait exprès. »
« C’était donc
cela, le mariage : des caresses et des baisers qui ne cherchaient jamais
mon âme, de longues heures de solitude, d’enfermement, sans intérêt et sans
but, et puis ces autres heures où il me fallait jouer un rôle de poupée, – ou
de moins encore… »
« Il ne me
demandait que d’être jolie et amoureuse… »
« Oh ! le
dédain qu’elle affichait alors pour mes livres, mon piano, mes cahiers et mes
lettres ! Loin de tout cela elle m’entraînait toujours, dans l’un des
salons à la turque, pour s’étendre sur un divan et fumer des cigarettes, en
jouant avec un éternel miroir. À elle, qui avait été mariée et qui était jeune,
je pouvais, croyais-je, dire mes peines. Mais elle ouvrait ses grands yeux
d’eau et éclatait de rire : « De quoi peux-tu te plaindre ? Tu
es jeune, jolie, et tu as un mari que tu finis par aimer ! – Non,
répondais-je, il n’est pas à moi, puisque je n’ai rien de sa pensée. – Que
t’importe sa pensée ? Tu l’as, lui, et tu l’as à toi
seule ! » Elle appuyait sur ces derniers mots, les yeux
mauvais. »
« Si par malheur
il nous était né une petite fille, comment l’aurais-je élevée ? En
Orientale, comme Durdané, sans autre but dans la vie que les chansons et les
caresses ? Ou bien comme nous l’avions été, Zeyneb, Mélek et moi-même, et
ainsi la condamner à cruellement souffrir ? »
« C’est que nous
nous sommes trouvées en intime parenté d’âme avec vous par votre compréhension
de l’Islam. Oh ! notre Islam faussé, méconnu, auquel pourtant nous restons
si fidèlement attachées, car ce n’est pas lui qui a voulu nos
souffrances !… Oh ! notre Prophète, ce n’est pas lui qui nous a
condamnées au martyre qu’on nous inflige ! Le voile, qu’il nous donna
jadis, était une protection, non un signe d’esclavage. Jamais, jamais, il n’a
entendu que nous ne fussions que des poupées de plaisir : le pieux Imam
qui nous a instruites dans notre saint livre nous l’a nettement dit. Vous,
dites-le vous-même, André ; dites-le pour l’honneur du Coran et pour la
vengeance de celles qui souffrent. Dites-le, enfin, parce que nous vous
aimons… »
« Comme tous les
riverains du Bosphore à cette saison, il vivait beaucoup sur l’eau, en
va-et-vient de chaque jour entre l’Europe et l’Asie. Étant au moins aussi
Oriental qu’un Turc, il avait son caïque ; et ses rameurs portaient le
traditionnel costume : chemises en gaze de Brousse aux manches flottantes
et vestes en velours brodé d’or. Le caïque était blanc, long, effilé, pointu
comme une flèche, et le velours des livrées était rouge. »
« Aujourd’hui
tout s’apaise. Je lui ai pardonné d’avoir fait de moi presque une
courtisane ; il ne m’inspire plus ni le désir ni haine ; c’est fini.
Un peu de honte me reste pour avoir cru rencontrer l’amour parce qu’un joli
garçon me serrait dans ses bras. Mais j’ai reconquis ma dignité, j’ai retrouvé
mon âme et repris mon essor. »
« Et
lorsque nous leur disions parfois nos rêves vagues et nos désirs
imprécis : vivre comme les Européennes, voyager, voir, elles nous
répondaient en vantant la tranquillité et la douceur dont nous étions
entourées. Tranquillité, douceur de la vie des musulmanes, toute notre enfance,
nous n’avions pas entendu autre chose. Aussi rien d’extérieur ne nous avait
préparées à souffrir. La douleur est venue de nous. L’inquiétude et
l’inassouvissable désir sont nés de nous-mêmes. Et mon drame à moi a vraiment
commencé le jour de mon mariage, quand les fils d’argent de mon voile de mariée
m’enveloppaient encore… Oh ! notre première rencontre, André, dans ce
sentier, par ce grand vent, vous vous souvenez, auriez-vous pensé en ce
temps-là que vous seriez si tôt pour nous un ami très cher ? Et vous, je
sens que vous commencez à vous attacher à ces petites Turques, bien qu’elles
aient déjà perdu l’attrait d’être mystérieuses.»
« Elles
ressemblaient bien à trois ombres élyséennes, traversant la vallée du grand
repos ; celle du milieu, celle en deuil étant sans doute une ombre encore
inconsolée de l’amour terrestre… »
« Nous aurions
tant besoin d’un ami homme, d’une main ferme, mâle, sur laquelle nous appuyer,
qui serait assez forte pour nous relever si nous sommes près de choir. Pas un
père, pas un mari, pas un frère ; non, un ami, vous dis-je ;
un être que nous choisirions très supérieur à nous, qui serait à la fois sévère
et bon, tendre et grave, et nous aimerait d’une amitié surtout protectrice… On
trouve des hommes ainsi, dans votre monde, n’est-ce pas ? »
« Et longtemps
cet air de flûte, qu’André se faisait rejouer au crépuscule, conserva le
pouvoir d’évoquer pour lui tout l’indicible de ces choses réunies : le
retour des Eaux-Douces pour la dernière fois ; les trois petits fantômes
noirs, sur une mer agitée, rentrant à la nuit tombante s’ensevelir dans leur
sombre harem, au pied de la montagne et des bois ; le premier coup de vent
d’automne ; les pelouses d’Asie semées de colchiques violets et de
feuilles jaunes ; la fin de la saison au Bosphore, l’agonie de
l’été… »
« Elle demeura
interdite et silencieuse, un moment pendant lequel, lui, entendait battre ses
propres artères. – Tenez, dit-elle enfin, du ton
des résolutions graves, regardez, André, si je me méfie !
Et,
levant son voile, qu’elle rejeta en arrière, elle découvrit tout son visage
pour planter bien droit, dans les yeux de son ami, ses jeunes yeux admirables,
couleur de mer profonde. C’était la première fois qu’elle osait
l’appeler par son nom, autrement que dans une lettre. Et sa décision, son
mouvement avaient quelque chose de si solennel, que les deux autres petites
ombres, dans leur surprise, restaient muettes, tandis qu’André reculait
imperceptiblement sous le regard fixe de cette apparition, comme quand on a un
peu peur, ou que l’on est ébloui sans vouloir le paraître. »
« Et c’était tout cela, tout ce
délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin, figurait dans son
ensemble une grande ville féerique, mais qui, vu en détail, eût fortement déçu
les touristes des agences. Pour André toutefois et pour quelques autres comme
lui, ces choses, même de près, gardaient leur charme fait d’immuabilité, de
recueillement et de prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis :
un groupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour, sous un
platane de trois cents ans ; ou bien une fontaine en marbre, aux
arabesques d’or presque éteint. »
« Cependant il ne les
caressa point, de peur de se trahir, car les Orientaux, s’ils sont pleins de
pitié pour les chiens, dédaignent de les toucher, et réservent pour les chats
leurs câlineries. »
« Des voiles
anciens de la Mecque, en gaze blanche toute pailletée, tombaient derrière
elles, sur leurs épaules, enveloppant leurs cheveux arrangés en longues
nattes ; debout, le visage tout découvert, inclinées devant lui comme
devant le maître, elles lui souriaient avec leur fraîche jeunesse aux gencives
roses. »
« Le roman ou le
poème d’amour d’une Orientale ne varie guère, reprit la dame noire qui avait
déjà parlé. Toujours ce sont des lettres nombreuses et des entrevues furtives.
L’amour plus ou moins complet, et, au bout, la mort ; quelquefois, mais
rarement, la fuite. Je parle, bien entendu, de l’amour avec un étranger, le seul
dont soit capable l’Orientale cultivée, celle d’aujourd’hui, qui a pris conscience
d’elle-même. »
« N’avions-nous
pas dit tout à l’heure que l’amour d’une musulmane n’avait d’autre issue que la
fuite ou la mort ?… Eh bien ?… Mon héroïne à moi est trop fière pour
suivre l’étranger. Elle mourra donc, non pas directement de cet homme, mais
plutôt, si vous voulez, de ces exigences inflexibles du harem qui ne lui
laissent pas le moyen de se consoler de son amour et de son rêve, par
l’action. André la regardait parler. Aujourd’hui son aspect
d’odalisque, dans ses atours qui avaient cent ans, rendait plus inattendu
encore son langage ; ses prunelles vert sombre restaient levées
obstinément vers le vieux plafond compliqué d’arabesques, et elle disait tout
cela avec le détachement d’une personne qui invente un joli conte, mais ne saurait
être mise en cause… Elle était insondable…»
« Ah ! il
avait oublié en effet ; on était au 8 novembre, qui correspondait cette
année avec l’ouverture de ce mois de Ramazan, pendant lequel il y a jeûne
austère tous les jours, mais naïves réjouissances et illuminations toutes les
nuits. »
« Alors il se
rappela que Stamboul, la ville du silence tout le reste de l’année, était,
pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et de danses ;
parmi ces foules, il est vrai, on n’apercevrait point les femmes, même pas sous
leur forme ordinaire de fantôme qui est encore jolie, puisque toutes, depuis le
coucher du soleil, devaient être rentrées derrière leurs grilles ; mais il
y aurait mille costumes de tous les coins de l’Asie, et des narguilés, et des
théâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises. »
« Mélek seule
restait gaie et appelait son ami : Iki gueuzoum beyim effendim
(Monsieur le Bey mes deux yeux, une locution usitée qui signifie :
Monsieur le Bey qui m’êtes aussi cher que la vue). »
« Ils quittèrent
bientôt le chemin qui longe ces murailles de Byzance, pour s’enfoncer en plein
domaine des morts, sous un ciel de novembre singulièrement obscur, au milieu
des cyprès, parmi la peuplade sans fin des tombes. Le vent de Russie ne leur
faisait pas grâce, leur cinglait le visage, les imprégnait d’humidité toujours
plus froide. Devant eux, les corbeaux fuyaient sans hâte, en sautillant. »
« Ainsi, il
avait réalisé ce rêve qui semblait si impossible : faire relever cette
tombe, et la confier à d’autres femmes turques, capables de la vénérer et de
l’entretenir. Les marbres étaient là, bien debout et bien solides, avec leurs
dorures fraîches ; les femmes turques étaient là aussi, comme des fées du
souvenir ramenées auprès de cette pauvre petite sépulture longtemps
abandonnée ; – et lui-même y était avec elles, en intime communion de
respect et de pitié. Quand elles eurent fini de réciter la
« fathia », elles s’approchèrent pour lire l’inscription brillante.
D’abord la poésie arabe, qui commençait sur le haut de la stèle, pour
descendre, en lignes inclinées, vers la terre. Ensuite, tout au bas, le nom et
la date : « Une prière pour l’âme de Nedjibé Hanum, fille de
Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Chabaan 1297. » Les Circassiens, contrairement
aux Turcs, ont un nom patronymique, ou plutôt un nom de tribu. Et Djénane
apprit là, avec une émotion intime, le nom de la famille de Nedjibé »
« grands dîners d’apparat, nommés Iftars,
qui sont pour compenser l’abstinence du jour, et auxquels on convie quantité de
monde. »
« Ensuite on
parla du Ramazan. Jeûne toute la journée, bien entendu, petits ouvrages pour
les pauvres et lectures pieuses ; au cours de ce mois lunaire, une
musulmane doit avoir relu son Coran tout entier, sans passer une ligne ;
elles n’avaient garde d’y manquer, ces trois petites qui, malgré le
déséquilibrement et l’incroyance, vénéraient avec admiration le livre sacré de
l’Islam ; et leurs Corans étaient là, marqués d’un ruban vert à la page du
jour. Et puis, le soleil couché, ce sont les Iftars. Dans
le sélamlike, iftar des hommes, suivi d’une prière pour laquelle
invités, maîtres et serviteurs se réunissent en commun dans la grande salle,
chacun agenouillé sur son tapis à mihrab »
« Elles lui avouèrent
le lendemain leur mensonge, au sujet de ces petits voiles de Circassie. À la
maison, elles n’en mettaient point. Mais, pour une musulmane, montrer à un
homme tous ses cheveux, montrer sa nuque surtout, est plus malséant
encore que montrer son visage, et elles n’avaient pu s’y résoudre. »
« les
Circassiennes roses et blondes, les Turques brunes et pâles. Très peu d’hommes
rôdant autour des portières ouvertes, et pas un Européen : de l’autre côté
des ponts, à Péra, on ignore toujours ce qui se passe dans Stamboul. »
« Nous autres,
femmes turques d’aujourd’hui, nous n’avons pas peur de la mort. N’est-ce pas
vers elle que l’amour nous pousse ? Quand donc, pour nous, l’amour a-t-il
été synonyme de vie ? »
« Il oubliait
que c’était une Orientale, plus excessive en tout qu’une Européenne, et
d’ailleurs bien plus indéchiffrable. »
« Je
vous souhaite du bonheur, ami, en remerciement de l’instant de joie que vous
venez de me donner. Je vous souhaite un bonheur profond et doux, un bonheur qui
charme votre vie comme un jardin parfumé, comme un matin clair d’été. »
« Oui, il y a
des heures où c’est une torture de songer que d’autres pensées viendront en
vous qui chasseront notre souvenir, que d’autres impressions vous seront plus
chères que celles de notre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et
je voudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vous ne
pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissent jamais plus pour
d’autres. »
« Déjà commencé,
le printemps ; déjà une chose entamée, au lieu d’être en réserve
pour l’avenir, comme André pouvait se le figurer hier encore par le temps
sombre qu’il faisait, et avant les hirondelles apparues ! Et le prochain
été, qui arriverait demain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier,
irrévocablement le dernier de sa vie d’Orient et le dernier sans doute de sa
simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dans les grisailles
crépusculaires de son avenir et de son déclin,… peut-être oui… Mais cependant
pour quoi faire ? Quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve, de soi-même et
de ce qu’on a aimé ? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisque
tout est changé ou mort !… »
« La nuit
descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune, mais très
étoilée. »
« C’était bien
l’été, venu pour André plus vite que d’habitude, et qui fuirait certainement
plus vite encore, puisque toujours les durées semblent de plus en plus diminuer
de longueur, à mesure que l’on avance dans la vie. »
« Et puis,
l’année précédente ils se disaient : « Nous avons un autre été en
réserve devant nous. » Tandis que maintenant tout allait finir, puisque
André quittait la Turquie en novembre ; et constamment ils pensaient à
cette séparation prochaine, qui leur apparaissait comme aussi définitive qu’une
mise au tombeau. »
« Maintenant on
veut nous remarier toutes, dirent-elles, pour rompre notre trio de révoltées.
Et puis nous avons des allures trop indépendantes, à ce qu’il paraît, et il
nous faut des maris qui sachent nous mater. »
« Quand elles
eurent disparu, il se dirigea vers les cabanes de ces petits cafetiers turcs,
qui sont là sous les arbres, et demanda un narguilé, bien que déjà la fraîcheur
du soir d’octobre eût commencé de tomber. Dans un dernier rayon de soleil,
contre l’un des platanes géants, il s’assit à réfléchir. Pour lui un
effondrement venait de se faire ; cette résignation de Djénane avait
anéanti son rêve, son dernier rêve d’Orient. Sans bien s’en apercevoir, il
avait tellement compté que cela durerait après son départ de Turquie ; une
fois séparée de lui, et ne le voyant plus vieillir, elle lui aurait gardé
longtemps, avait-il espéré, cette sorte d’amour idéal, qui ainsi serait resté à
l’abri des déceptions par lesquelles meurt l’amour ordinaire. Mais non, reprise
maintenant par ce Hamdi, qui était jeune et que sans doute elle n’avait pas
cessé de désirer, elle allait être tout à fait perdue pour lui :
« Elle ne m’aimait pas tant que ça, songeait-il ; je suis encore bien
naïf et présomptueux ! C’était très gentil, mais c’était de la
« littérature », et c’est fini, ou plutôt cela n’a jamais existé…
J’ai l’âge que j’ai, voilà d’ailleurs ce que ça prouve, et demain, ni pour elle
ni pour aucune autre, je ne compterai plus. »
« Tristesse du
crépuscule et des jonchées de feuilles sur la terre, tristesse du départ,
tristesse d’avoir perdu Djénane et de redescendre la vie, tout cela ensemble
n’était plus tolérable et disait trop l’universelle mort… »
« Et, à cette
seconde rencontre, la figure qu’enveloppait le yachmak de mousseline blanche se
détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèles d’un vieux cimetière, qui
est posé là au bord de l’eau ; – car dans ce pays les cimetières sont
partout, sans doute pour maintenir plus présente la pensée de la mort. »
« l’Islam, le
vieil Islam divinement berceur des agonies, enveloppait de plus en plus
l’enfant révoltée, qui cédait par degrés à son influence, et s’endormait sans
terreur ; du reste le doute chez elle n’était qu’un mal encore curable,
une greffe encore récente sur de longues hérédités de calme et de foi. »
« Le 2 novembre,
Zeyneb, qui était de veille à son chevet, se retourna tout à coup frissonnante,
parce que du fond de la chambre demi-obscure, une voix s’élevait au milieu du
si continuel silence, une voix très douce, très fraîche, qui disait des
prières. Elle ne l’avait pas entendu venir, cette jeune fille au voile baissé.
Pourquoi était-elle là, son Coran à la main ? – Ah ! oui, elle
comprit tout de suite : la prière des morts ! C’est un usage en
Turquie, lorsqu’il y a dans une maison quelqu’un qui agonise, que les jeunes
filles ou les femmes du quartier viennent à tour de rôle lire les
prières : elles entrent comme de droit, sans se nommer, sans lever leur
voile, anonymes et fatales ; et leur présence est signe de mort, comme
chez nous celle du prêtre qui apporte l’extrême-onction.
Mélek
aussi avait compris, et ses yeux depuis longtemps fermés se rouvrirent ;
elle était arrivée à ce mieux plein de mystère qui, chez les mourants,
survient presque toujours. »
« Jusqu’à une
heure avancée de la nuit, les pieuses inconnues se succédèrent, entrant et se
retirant sans bruit comme des ombres, mais il n’y eut point de cesse dans
l’harmonieuse mélopée qui aide à mourir. »
« L’escalier
descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent à la porte d’une salle du
rez-de-chaussée, dans les communs de cette antique demeure, une sorte d’office
pavée de marbre, où il y avait au milieu une table en bois blanc, une cuve
pleine d’eau chaude encore fumante, et un drap déplié sur un trépied ;
dans un coin, un cercueil, – un léger cercueil aux parois minces comme on les
fait en Turquie, – et enfin, par terre, un châle ancien roulé autour d’un
bâton, un de ces châles « Validé » qui servent de drap mortuaire pour
les riches : toutes ces choses, préparées bien à l’avance, car dans les
pays d’Islam, un ensevelissement doit marcher très vite. »
« Elle était
blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppée de blanc, sauf le visage,
encore découvert pour recevoir les baisers d’adieu ; on n’avait pu fermer
complètement ses paupières, ni sa bouche ; mais elle était si jeune, et ses
dents si blanches, qu’elle demeurait quand même délicieusement jolie, avec une
expression d’enfant et une sorte de demi-sourire douloureux. »
« Des
incompatibilités d’idées, de races et d’époques les avaient séparées
longuement ; mais toutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de
tendresse et de spontané retour. Cependant un
peu de lueur blême à travers les vitres annonçait la fin de cette nuit de
novembre. »
« Chez les Turcs, on se hâte bien
plus que chez nous d’enterrer les morts, et on n’envoie point de lettres de
faire-part. Vient qui veut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle s’est
répandue, les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortèges
improvisés, et surtout point de porteurs : ce sont les passants qui en
font l’office. Un beau soleil de novembre, une belle
journée lumineuse et calme »
« Novembre allait
finir, et ils étaient ensemble la dernière et suprême fois. »
« Être si
absolument sûr de ne plus jamais la rencontrer, et cependant partir ainsi, sans
l’avoir revue, non, il ne s’attendait pas à cela ; mais il en subit la
déception et l’angoissante mélancolie sans rien dire. Sur la petite main qui
lui était tendue, il s’inclina cérémonieusement pour la baiser du bout des
lèvres, et ce fut tout l’adieu… »
« C’était même
plutôt trop bien, cette fin-là, car il s’en allait avec un tel sentiment de
vide et de solitude !… Et une tentation le prenait de revenir sur ses pas,
vers la porte au vieux frappoir de cuivre, pendant qu’elles pouvaient y être
encore. À Djénane il aurait dit : « Ne nous quittons pas ainsi, chère
petite amie ; vous qui êtes gentille et bonne, ne me faites pas cette
peine ; montrez-moi vos yeux une dernière fois, et puis serrez ma main
plus fort ; je m’en irai moins triste… » Bien entendu il n’en fit
rien et continua sa route. Mais, à cette heure, il aimait avec détresse tout ce
Stamboul, dont les milliers de feux du soir commençaient à se refléter dans la
mer ; quelque chose l’y attachait désespérément, il ne définissait pas
bien quoi, quelque chose qui flottait dans l’air au-dessus de la ville immense
et diverse, sans doute une émanation d’âmes féminines, – car dans le fond c’est
presque toujours cela qui nous attache aux lieux ou aux objets, – des âmes
féminines qu’il avait aimées et qui se confondaient ; était-ce de Nedjibé,
ou de Djénane, ou d’elles deux, il ne savait trop… »
« Quelle hâte et
quelle frayeur j’ai de le lire, ce livre où vous parlerez des femmes turques, –
de nous !… Y trouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que
nous nous connaissons : le fond de votre âme, le vrai intime de vos
sentiments ; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, ni vos paroles
rares. J’ai bien quelquefois senti en vous l’émotion, mais c’était si tôt
réprimé, si furtif ! Il y a eu des moments ou j’aurais voulu vous ouvrir
la tête et le cœur, pour savoir enfin ce qu’il y avait derrière vos yeux froids
et clairs !… »
« Il ne vous
reste plus grand-chose à découvrir, allez derrière mes yeux « froids et
clairs ». Je sais bien moins ce qui se passe derrière les vôtres, chère
petite énigme… Vous me la reprochez toujours, ma
manière silencieuse et fermée : c’est que j’ai trop vécu,
voyez-vous ; quand il vous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux… »
« Pour André au
contraire, la journée commençait dans la mélancolie plutôt tranquille.
L’immense lassitude d’avoir tant vécu, tant aimé et tant de fois dit adieu,
endormait décidément son âme à l’heure de ce départ, que d’avance il s’était
représenté plus cruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà
en soi-même une sorte de détachement avant d’être en route… »
« Le quai, comme
toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus. L’air est plein du bruit des machines,
des treuils à vapeur, et des appels, des cris lancés par les portefaix ou les
matelots, en toutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et
se coudoie, c’est un méli-mélo de costumes turcs et de loques européennes, mais
les fez bien rouges sur toutes les têtes font quand même l’ensemble encore
oriental. »
« Je ne croyais
pas, André, que l’on pouvait tant souffrir ; si vous étiez quelqu’un qui
prie, je vous dirais priez pour moi ; je me borne à vous dire ayez pitié,
une grande pitié de vos humbles amies, des deux qui restent. »
« Ô
Djénane-Feridé-Azàdé, que le rahmet d’Allah
descende sur toi ! »
« Et elle aurait vécu, si
elle était restée la petite barbare, la petite princesse des plaines
d’Asie ! Elle n’aurait rien su du néant des choses… C’est de trop penser
et de trop savoir, qui l’a empoisonnée chaque jour un peu… C’est l’Occident qui
l’a tuée, André… Si on l’avait laissée primitive et ignorante, belle seulement,
je la verrais là près de moi, et j’entendrais sa voix… Et mes yeux n’auraient
pas pleuré, comme ils pleureront des jours et des nuits encore… Je n’aurais pas
eu ce désespoir, André, si elle était restée la petite princesse des plaines
d’Asie… »
« Car, mon ami,
je vais mourir… Oh ! d’une mort paisible semblable à un sommeil, et qui me
gardera jolie. Le repos, l’oubli sont là, dans un flacon à portée de ma main.
C’est un toxique arabe très doux qui, dit-on, donne à la mort l’illusion de
l’amour. »
« Et votre
livre, – notre livre, – à part ces feuillets que vous m’avez donné et
qui me suivront demain, je m’en vais donc sans l’avoir lu ! Ainsi je
n’aurai pas même su votre exacte pensée. Aurez-vous bien senti la tristesse de
notre vie. Aurez-vous bien compris le crime d’éveiller des âmes qui dorment et
puis de les briser si elles s’envolent, l’infamie de réduire des femmes à la
passivité des choses ?… Dites-le, vous, que nos existences sont comme
enlisées dans du sable, et pareilles à de lentes agonies… Oh !
dites-le ! Que ma mort serve au moins à mes sœurs musulmanes !
J’aurais tant voulu leur faire du bien quand je vivais !… J’avais caressé
ce rêve autrefois, de tenter de les réveiller toues… Oh ! non, dormez,
dormez, pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes !…
Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevu d’autres horizons
que celui du harem, oh ! André, je vous les confie ; parlez d’elles
et parlez pour elles. Soyez leur défenseur dans le monde où l’on pense. Et que
leurs larmes à toutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les
pauvres aveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nous oppriment !… »
« C’était le
dernier feuillet, celui qui avait été tordu et pétri pendant la convulsion de
la mort, et les meurtrissures de ce papier ajoutaient à l’horreur de lire. »
« Sur le
feuillet, froissé par la pauvre petite main qui ne savait plus, il appuya les
lèvres, pieusement et passionnément. Et ce fut leur grand et leur seul baiser… »
« Ô Djénane-Feridé-Azâdé,
que le rahmet d’Allah descende sur toi ! Que la paix soit à ton âme fière
et blanche ! Et puissent tes sœurs de Turquie, à mon appel, pendant
quelques années encore avant l’oubli, redire ton cher nom, le soir dans leurs
prières !… »
Les désenchantées –
Roman des harems turcs contemporains 1906 – Pierre Loti