« Une seule fenêtre, mais elle ouvrait
sur l’embouchure du Bosphore ; depuis la table où Alice était assise on
pouvait voir les grands navires s’engager dans le détroit et, derrière eux, les
rives de l’Europe. »
« L’averse tambourinait sur la verrière
qui surplombait le lit. »
« La paix n’avait que cinq ans et la
plupart des quartiers portaient encore les stigmates des bombardements. »
« Elle attrapa le châle qui pendait au
portemanteau, se regarda dans le petit miroir de l’entrée, repose le châle qui
la vieillissait, et alla d’un pas décidé frapper à son tour chez M. Daldry.
Mains sur les hanches, elle attendit qu’il lui ouvre.
-Dites-moi qu’il y a le feu et que votre
hystérie soudaine n’a d’autre raison que de me sauver des flammes, soupira ce
dernier d’un air pincé. »
« -Vous vouliez occuper mon
appartement ?
-Je voulais en faire mon atelier. Vous êtes la
seule dans cette maison à bénéficier d’une verrière. Hélas, vos charmes ont eu
les faveurs de notre propriétaire, alors je me contente de la pâle lumière qui
traverse mes modestes fenêtres.
-Je n’ai jamais rencontré notre propriétaire,
j’ai loué cet appartement par l’intérmédiaire d’une agence.
-Pouvons-nous en rester là pour ce soir ?
-C’est pour cela que vous me battez froid
depuis que je vis ici, monsieur Daldry ? Parce que j’ai obtenu l’atelier
que vous désiriez ?
-Mademoiselle Pendelbury, ce qui est froid à
l’instant présent, ce sont mes pieds. Les pauvres sont soumis aux courants
d’air que notre conversation leur impose. Si vous n’y voyez pas d’inconvénients,
je vais me retirer avant de m’enrhumer. Je vous souhaite une agréable nuit, la
mienne sera écourtée grâce à vous.
Mr. Daldry referma délicatement sa porte au
nez d’Alice. »
« Les lampions ballotés par la brise
donnaient à l’immense jetée, en cette nuit d’hiver, l’air d’un étrange paquebot
illuminant de tous ses feux une mer qu’il ne prendrait jamais. »
« Ce soir, elle dînerait dans son lit en
compagnie d’un bon livre. Une longue nuit et, le lendemain, elle aurait
retrouvé sa joie de vivre. »
« Qui peut savoir avant de se lever s’il
sera dans de bonnes dispositions ? Se forcer à être heureux, je trouve
cela passablement hypocrite. »
« Vous n’imaginez pas à quel point la vie
à un carrefour est riche de mille détails. Les uns courent, d’autres cherchent
leur chemin. Tous les types de locomotion s’y rencontrent, carrioles,
automobiles, motocyclettes, vélos ; piétons, livreurs de bière poussent
leurs chariots, femmes et hommes de toutes conditions s’y côtoient, se
dérangent, s’ignorent ou se saluent, se bousculent, s’invectivent. Un carrefour
est un endroit passionnant ! »
« Cette femme a raison, ce n’est pas
parce que quelqu’un vous a quitté qu’il cesse d’exister. »
« On raconte que si l’on soigne un rhume,
il ne dure qu’une semaine et que si l’on ne fait rien, il faut sept jours pour
en guérir, dit Daldry en ricanant. »
« Je me moque de toi, mais un voyage
entre filles, ce serait une sacrée aventure… Il fait chaud en Turquie, les
garçons doivent avoir la peau doirée. »
« Daldry se retourna lentement, il avait
une mine blafarde, une barbe de trois jours, les paupières cernées, les yeux
rouges et humides.
-Ca ne va pas ? demanda Alice, inquiète.
-Si, moi ça va, répondit Daldry, mon père en
revanche a eu la fâcheuse idée de ne pas se réveiller lundi dernier. Nous
l’avons enterré il y a trois jours. »
« Une photo de la basilique Sainte-Sophie
apparaissait en couverture.
Roses ottomanes, fleurs d’oranger, jasmin,
rien qu’en feuilletant les pages, elle avait l’impression de distinguer chacun
de ces parfums. Elle s’imagina dans les ruelles du grand bazar, chinant parmi
les étals d’épices, humant les senteurs délicates du romarin, de safran, de
cannelle, et ce rêve eveillé ravivait ses sens. Elle soupira en reposant son
dépliant, son thé lui parut soudain bien fade. Elle s’habilla pour aller
frapper à la porte de son voisin. Il lui ouvrit en pyjama et robe de chambre,
retenant un bâillement. »
« De retour chez elle, Alice n’alluma pas
la lumière, elle ôta ses vêtements, se glissa nue sous ses draps et regarda le
croissant de lune qui brillait au-dessus de la verrière ; un croissant, se
dit-elle, presque semblable à celui qui figurait sur le drapeau de la
Turquie. »
« Une turbulence un peu forte fit glisser
sa tête sur l’épaule de son voisin. Daldry était tétanisé. »
« La traversé des faubourgs d’Istanbul
mit un terme à leur dispute. Daldry et Alice approchaient de la Corne d’Or.
Ruelles étroites, maisons aux façades bigarrées étagées en amphithéâtres,
tramways et taxi bataillant sur les grandes artères, la ville grouillait de vie
et captait toute leur attention.
-C ‘est étrange, dit Alice, nous sommes
bien loin de Londres, et cet endroit me semble familier.
-C’est ma compagnie, dit Daldry en taquinant
Alice.
Le taxi se rangea dans l’arrondi d’une grande
avenue pavée. Le Pera Palas Hotel, noble immeuble en pierre de taille,
d’architecture française, dominait la rue Mesrutiyet dans le district de
Tepebasi, au cœur du quartier européen.
Six dômes en dalles de verre surplombaient
l’immense hall, la décoration intérieure éclectique mariait avec goût boiseries
d’Angleterre et mosaïques orientales.
-Agatha Christie avait ici sa chambre
attitrée, annonça Daldry.
-Cet endroit est beaucoup trop luxueux,
protesta Alice, nous aurions pu nous contenter d’une modeste pension de
famille.
-Le taux de change de la livre turque est en
notre faveur, rétorqua Daldry, et puis je dois prendre des mesures draconiennes
si je veux réussir à gaspiller mon héritage. »
« Can devait avoir trente ans, peut-être
une ou deux années de plus. Il portait une tenue élégante, un pantalon noir,
une chemise de soie blanche et un gilet sous un veston élégamment coupé. Can
avait des yeux couleur d’or et de sable. Le regard vif, dissimulé derrière de
petites lunettes rondes. »
« -Ce sont des yalis, dit le guide d’une
voix posée, des habitations de villégiature, vestiges de la splendeur de
l’Empire ottoman. Elles étaient très appréciées au XIXe siècle. »
« Ils visitèrent le palais de Topkapi, la
mosquée Süleymaniye, les tombeaux de Soliman et de Roxelane, se promenèrent des
heures durant dans les rues animées autour du pont de Galata, parcoururent les
allées du bazar égyptien. Au bazar des épices, Alice s’arrêtait devant chaque
étal, humant les poudres, les décoctions de fleurs séchées, les parfums en
flacon. Daldry s’extasia sincèrement, et pour la première fois, devant les
admirables faïences d’Iznik de la mosquée Rüstem Pasa, puis à nouveau devant
les fresques de l’ancienne église Saint-Sauveur. En parcourant les ruelles d’un
vieux quartier où mes maisons en bois avaient résisté aux grands incendies,
Alice se sentit mal à l’aise et souhaita s’éloigner. Elle fit grimper Daldry en
haut de la tour Génoise qu’elle avait visitée sans lui. Mais le plus beau
moment fut certainement quand Can l’emmena dans le passage des fleurs et son
marché couvert où elle voulut passer la journée entière. Ils déjeunèrent dans
l’une des nombreuses guinguettes du coin. Le jeudi, ce fut le tour du quartier
de Dolmabahçe, le vendredi celui d’Eyüp, au fond de la Corne d’Or. Après avoir
admiré le tombeau du compagnon du Prophète, ils gravirent les marches jusqu’au
cimetière et s’accordèrent une pause au café Pierre Loti. Depuis les fenêtres
de la vieille maison où l’écrivain venait se reposer, on apercevait par-dessus
les pierres des tombes ottomanes le grand horizon que dessinaient les rives du
Bosphore. »
« -Cela se trouve où votre bout de la
nuit ?
-Au fond de la prochaine bouteille que je vais
commander, ou de la suivante, je ne peux encore rien vous promettre. »
« -Parce que voir souffrir ma mère m’a
fait comprendre que pour un homme, aimer, c’est cueillir la beauté d’une femme,
la mettre sous serre, pour qu’elle s’y sente à l’abri et la chérir… jusqu’à ce
que le temps la fane, alors les hommes repartent cueillir d’autres
cœurs. »
« Je m ‘amuse chaque fois en pensant
que je pars travailler en Europe et que je rentrerai le soir en Asie où je
réside. »
« Et, gravissant l’escalier
bringuebalant, Alice perçut le parfum de lavande des cantonnières, l’odeur de
l’huile de lin qui lustrait la rambarde, des draps amidonnés qui sentaient la
farine, et, dans la chambre de Mme Yilmaz, celle de la naphtaline qui sentait
la solitude. »
« -Et toi, Rafael, tu n’as jamais eu
envie de quitter la Turquie ?
-Pour aller où ? C’est le plus beau pays
du monde, et c’est le mien.
-Et pour la mort de nos parents, tu as pardonné ?
-Il fallait pardonner, tous n’étaient pas
complices. Pense à Yaya, à sa famille qui nous ont sauvés. Ceux qui m’ont élevé
étaient turcs et m’ont appris la tolérance. Le courage d’un juste répond à
l’inhumanité de mille coupables. Regarde par cette fenêtre comme Istanbul est
belle. »
« -Depuis quand ? demanda Alice.
Daldry inspira profondément.
-Depuis le premier jour où vous êtes entrée
dans cette maison, depuis la première fois où je vous ai vue monter cet
escalier, et le trouble n’a cessé d’empirer. »
L’étrange voyage de Monsieur Daldry – Marc Levy
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